Institut Français de

l’ennéagramme

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Limites de mon centre préféré


Yves

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Bonjour à tous,

Je suis très touché par certains poèmes d'Yves Bonnefoy. Ainsi des poèmes de son recueil Début et fin de la neige, (dont Le tout, le rien, cité ici par Tristan), et de Là où retombe la flèche (dont un passage dit par Yves Bonnefoy est audible là). J'ai vécu l'agréable surprise de retrouver sa finesse et sa clairvoyance dans son recueil d'essais Le siècle où la parole a été victime. Le passage suivant a particulièrement attiré mon attention cinquesque.
 

La rose ne dure qu'une journée, voire l'espace d'un matin, mais les concepts de fleur, de pétale, d'épine, qui permettent de caractériser une rose, sont nés chacun, étant des concepts, hors du temps et ne peuvent pas en revivre l'expérience, ils ne pourront donc pas nous faire participer de par le dedans de notre émotion au flétrissement qui fatalement se produit dans toute rose réelle. Essayant alors de dire ce qui a lieu dans cette fleur qui a défleuri, la pensée par concepts, s'attachant à l'idée de flétrissement, ne formulera qu'une généralité encore. Et voici la personne humaine, qui a cependant à vivre et à comprendre son propre rapport au temps qui passe, au vieillissement, à la mort, voici cette personne laissée sans possibilité d'accéder à cet authentique savoir de soi qui lui aurait permis de pressentir, de surcroît, ce que les autres êtres sont en eux-mêmes. Que notre intellect se voue, imprudemment, à une pensée purement et simplement conceptuelle, et nous allons être coupés de ce qui se joue en nous et aussi de ce que vivent les autres, nous resterons capables d'analyser les phénomènes de la matière mais serons dissuadés de notre désir d'aimer, par exemple : ce désir, ce besoin, qui sont pourtant le trait spécifique du fait humain sur la terre. Conséquence : ce qui aurait pu nous être du proche s'étant fait ainsi de l'étranger, nous serons obligés de vivre dans un triste univers tout en énigmes, notre propre existence dans celui-ci étant la principale d'entre elles.

L'intellect qui se réduit au concept s'enferme dans l'énigme, avec, par-dessous ses pensées les plus actives et même les plus fructueuses, de l'angoisse donc, une angoisse fondamentale. Et dans son inquiétude, aussi bien, il sera tenté de bâtir à l'aide d'une poignée de concepts quelques pseudo-objets qui vont, eux, lui paraitre pensables de fond en comble et — intemporels comme le concept les fera — lui seront le refuge qui lui permettra d'oublier, pendant le temps qu'il s'y cache, la fatalité de la mort, cet au-delà de toutes ses prises.


Ces paroles, ainsi que cette présentation de l'ouvrage Le siècle où la parole a été victime — présentation par Yves Bonnefoy lui-même — résonnent très fort en moi. Du point de vue de l'Ennéagramme, j'y retrouve des limites et des biais liés à mon usage pas toujours pertinent de mon centre préféré – le centre mental dirigé vers l'extérieur. Entre autres le dévoiement de mon orientation et ma peur.

Amicalement,
Yves

Source : le recueil d'essais Le siècle où la parole a été victime, éd. Mercure de France, 2010, chapitre "La parole poétique", p 295. Cet ouvrage est malheureusement actuellement indisponible chez l'éditeur.
"La parole poétique" fut en 2000 une des conférences de Qu'est-ce que la culture ?, Université de tous les savoirs. Le texte publié ici n'est pas le texte original de cette conférence, mais le texte corrigé et compété par Yves Bonnefoy, avant d'être publié. Je préfère le texte complété et corrigé au texte de la conférence.

Yves (E5 alpha, ailes 4 et 6, C- S= X-/+)
"Attendre d'en savoir assez pour agir en toute lumière, c'est se condamner à l'inaction." (Jean Rostand)

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Fabien Chabreuil

Bonjour à tous,
 
Merci Yves pour ce partage de beauté qui me touche bien sûr, et aussi me concerne en tant que centre mental préféré. Je lis cela et je ne peux pas ne pas penser à Roméo et Juliette :
 

Juliette : Ton nom est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède… Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.
Roméo : Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.


Très amicalement,
Fabien

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Bonjour à tous,

Merci Fabien pour cette scène émouvante et à propos.

Je me sens émerveillé par la lucidité, le courage et la puissance de l'amour de Juliette.

Lucide, Juliette est consciente de la force terrifiante et réductrice transportée par le nom « Montague », signifiant ici « clan ennemi ». Par ce simple mot, elle pourrait être « dissuadée de [son] désir d'aimer » — je reprends l'expression d'Yves Bonnefoy : « Nous allons être coupés de ce qui se joue en nous […], serons dissuadés de notre désir d'aimer ». Mais non. Juliette ne se coupe pas de ce qu'elle vit. Elle n'en est pas le jouet. Elle surmonte courageusement sa peur d'être ostracisée par son propre clan, ostracisme synonyme de mort. Lucidité, courage, amour puissant, capable : ses trois centres s'harmonisent.

À un moment donné, j'ai cru que Juliette surmontait une peur du désir brut. Mais c'était une projection de ma part. Ce que vit Juliette (comme ce que vit la rose d'Yves Bonnefoy) ne peut être transcrit avec des mots — du moins pas des mots-concepts.

Ce que je vis, non plus. Au grand dam de mon centre préféré. Il voudrait démêler mes sentiments, les ranger chacun dans une case-concept : le désir dans la case « relation d'objet », la tendresse dans la case « relation d'être », par exemple. Parti à la poursuite de l'orientation du 5, il a besoin de certitude. Cherchant cette certitude, mon ego, au lieu d'appeler mon intuition, appelle le mécanisme d'attention du 5. Or, non seulement mes émotions et sentiments surgissent et s'évanouissent de façon non déterministe, fluctuent, se mélangent (le désir et la tendresse, par exemple), mais je n'ai même pas de certitude à leur propos. De plus, ils sont parasités par l'inquiétude induite par cette incertitude. L'univers incertain de mes émotions devient le « triste univers tout en énigmes » qu'évoquait Yves Bonnefoy. Alors mon ego s'en coupe, comme lorsque je coupe la radio à cause d'un bruit de fond parasite. Je me coupe ainsi « de ce qui se joue en [moi] et aussi de ce que vivent les autres » et de « cet authentique savoir de soi qui [m']aurait permis de pressentir, de surcroît, ce que les autres êtres sont en eux-mêmes », dont parlait Yves Bonnefoy. Me laissant piloter par mon centre préféré, je suis alors « tenté de bâtir à l'aide d'une poignée de concepts quelques pseudo-objets qui vont, eux, [me] paraître pensables de fond en comble ».

Amicalement,
Yves

P.S. : Yves Bonnefoy s'est laissé nourrir et inspirer par William Shakespeare. En témoigne son ouvrage Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats.

Yves (E5 alpha, ailes 4 et 6, C- S= X-/+)
"Attendre d'en savoir assez pour agir en toute lumière, c'est se condamner à l'inaction." (Jean Rostand)

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