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Étude de l'ennéatype de Claude Debussy
Catherine Rebeix

Debussy photographié par Nadar
Claude Debussy (tirage de démonstration de l’Atelier Nadar, 1909)

Rebelle et Différent

Au conservatoire où il entre à l’âge de 10 ans pour étudier le piano, Claude Debussy est considéré comme un rebelle. Il n’est pas très assidu aux cours des différentes spécialités musicales. Son professeur d’harmonie, Émile Durand, relève en 1879 (Claude Debussy a 17 ans) : « Élève très bien doué pour l’harmonie, mais d’une étourderie désespérante. » Claude Debussy éprouve un malin plaisir à faire autrement qu’enseigné en combinant les intervalles à sa manière, si bien que son nom est rayé de la classe d’harmonie au bout de 3 ans de parcours.

Ses deux amis (Vidal et Bonheur) définissent mieux en quoi consiste cette étourderie : « Au lieu de trouver les réalisations harmoniques attendues du professeur, il dépassait toujours le but, inventait des solutions ingénieuses, élégantes, charmantes, mais nullement scolaires, et Émile Durand, qui était un bon professeur mais dépourvu de souplesse, lui en faisait âprement le reproche. »

Il est noté qu’il évite la banalité, compulsion de l’ennéatype 4 : « Qu’il s’agît d’un chant ou d’une basse donnée, il était rare qu’il n’en apportât une réalisation ingénieuse et n’en relevât l’ordinaire banalité d’une harmonie subtile et inattendue. »

En classe d’accompagnement en revanche, son professeur doit « encaisser » les notes originales qu’il place dans la réalisation de ses basses chiffrées, rompant la monotonie des marches d’harmonie, ce qui lui vaut le seul 1er prix de tout son cursus au conservatoire.

Montrant un caractère de plus en plus indépendant, il fait figure de meneur auprès de ses camarades. À l’âge de 20 ans, lors de la première représentation du ballet de Lalo, Namouna, « la fureur de ses applaudissements et son attitude provocante firent à tel point scandale qu’à la demande des abonnés, la loge du Conservatoire demeura pendant des mois interdite aux élèves des classes de composition. »

Cette indépendance d’esprit, il la revendiquera plus tard lors d’une interview pour le New York Times en 1910 : « Pendant longtemps, je ne voulais pas étudier ce que je considérais comme des bêtises. Puis je réalisais que je devais au moins faire semblant d’étudier pour arriver au bout du Conservatoire. J’étudiais donc, mais tout le temps j’aboutissais à mes propres petites combinaisons. […] N’imaginez pas une seconde que j’aie jamais rien dit de cela. Je le gardais pour moi-même. Jusqu’à ce que je puisse donner une preuve de mes idées, je ne me souciai pas de parler d’elles. »

Claude Debussy est conscient de sa différence, au point que cela se traduit par « un bel orgueil qui n’était que la conscience qu’il avait de vivre en quelque sorte sur un plan supérieur », note son ami Bonheur.

Son ami Satie en est peiné, il trouve que cela lui donne une rigidité et le limite dans la « diversité des points de vue », alors que d’autres y voient une force, « quelque chose de volontaire » (Dukas), « une étonnante maturité d’esprit » (Peter).

Claude Debussy apprécie l’anticonformisme et l’indépendance d’esprit de son ami Satie, il le rejoint dans un sentiment de différence, comme il l’exprime en lui dédiant cette fameuse dédicace en 1892 : « Pour Erik Satie, musicien médiéval et doux, égaré dans ce siècle pour la joie de son bien amical Cl. A. Debussy. »

Comme en témoignent les nombreux extraits de lettres cités dans ces pages (extraits de la biographie faite par François Lesure), Claude Debussy se définit par ses émotions, qui représentent son identité, c’est pourquoi il en est de sa survie psychologique de se différencier des autres, par la compulsion d’évitement de la banalité, le besoin d’originalité.

Émotionnel intérieur

Dans ses nombreuses lettres, Claude Debussy décrit longuement et finement ses propres émotions : le centre émotionnel est sa préoccupation majeure, tourné vers lui-même, donc vers l’intérieur, selon l’ennéatype 4.

De 1880 à 1882, son amour pour la chanteuse Marie Vasnier l’exalte et le pousse à composer, notamment de nombreuses mélodies.

Claude Debussy obtient le prix de Rome en 1884, ce qui lui donne l’accès, durant les deux années suivantes, à la Villa Médicis, résidence privilégiée pour les artistes. Durant les premiers mois à Rome, il ne peut travailler, il a « l’esprit mort », car il ne pense qu’à Marie, la bien-aimée qu’il a laissée à Paris. Il décrit qu’il n’est pas dans un état émotionnel adapté pour travailler, du fait de ses sentiments amoureux : « Je suis obligé d’avouer leur force, puisque sans ce qui en est la cause, je ne vis pas, car c’est bien ne pas vivre que de voir son imagination ne plus vous obéir. […] cet amour qui est fou, je sais, mais dont la folie m’empêche de réfléchir. »

Il finit par avoir une vie presque mondaine, entre concerts et sorties, avec un petit cercle d’amis et aussi le directeur, M. Hébert.

Cependant, il écrit à son ancien professeur de piano au conservatoire de Paris, exprimant explicitement la fixation de mélancolie du  4 : « Si d’aventure vous apprenez qu’il y a un certain M. Debussy qui joue mélancoliquement du piano dans les soirées de la villa Médicis et qu’on vous dise du mal de lui, ne lui en voulez pas trop en sachant qu’il fait ce qu’il peut. » À un autre ami, il parle de « tendances à de grosses tristesses ».

Après avoir qualifié la villa Médicis d’« affreuse caserne » et d’« usine à spleen », et M. Hébert et sa femme de « geôliers » alors qu’il obtient d’eux assez facilement des congés, il s’exprime tout autrement après son retour à Paris, dans cette lettre adressée à M. Hébert :

« Cher Maître,

Pardonnez-moi d’abord d’avoir tant tardé à vous donner des nouvelles de votre pauvre petit musicien. La première raison de ce retard est un gros rhume encore italien puis devenu français, en tout cas le plus complet des rhumes : fièvre ! Quintes ! Abrutissement ! Toute la Lyre ! La seconde raison est que, depuis que je suis rendu à la circulation, ma tête est un peu folle ou du moins elle l’était car aujourd’hui, si j’ai de sérieuses raisons pour être joyeux, je sens très bien qu’il y en a presque autant pour que je regrette malgré tout mon ancienne vie. Arrivant à Paris, je me suis fait l’effet d’un tout petit garçon (Dieu me pardonne, j’avais presque peur des voitures !) qui vient craintivement essayer de faire son chemin. Mes amis même m’ont fait l’effet de personnages considérables ; […]

[…] j’ai vécu pendant ces mois d’une vie de rêve, tout entier à mon travail, tous mes efforts tendus vers un idéal d’art très élevé, cela sans m’occuper de ce qu’en pensera Pierre ou Paul.

Maintenant je me demande comment je vais faire, avec ma sauvagerie exagérée, pour trouver mon chemin et me débattre au milieu de ce « Bazar au succès », et je pressens des ennuis, des froissements sans nombre.

Bien sûr, je m’en vais regretter, de toute ma sensibilité, ma chambre si jolie, votre bonne amitié, cher Maître, et vos si chauds encouragements. »

Son ton sur fond de drame, son regret d’un passé « de rêve » qui exprime la fixation de mélancolie, le sentiment d’être différent, et le peu d’intérêt qu’il accorde aux gens en dehors des quelques-uns qu’il « aimerait bien », du fait de son centre émotionnel tourné vers l’intérieur, démontrent ainsi le profil caractéristique de l’ennéatype 4, en voie de désintégration.

Le biographe François Lesure note que « ce n’est pas la première ni la dernière fois que l’on rencontre chez lui d’apparentes contradictions psychologiques ». Toutefois, on le comprend mieux du point de vue de l’ennéatype 4, dont l’impermanence des émotions le fait reconsidérer ses expériences passées de manière différente selon l’état émotionnel dans lequel il se trouve au moment où il les évoque.

Sa relation avec Marie semblant compromise du fait de l’éloignement et du ton de leurs échanges épistolaires, Claude Debussy écrit à un ami : « […] j’aime encore mieux la perdre en gardant l’orgueil de mon amour, que de jouer un rôle de chien suppliant, qu’on finit par laisser à la porte. […] Voilà la vie que je mène. Ah ! elles me paraissent bien vaines mes anciennes souffrances en les comparant à celles que j’éprouve maintenant… » Il montre là son souci de l’image, la crainte d’être sans importance, la peur de base de l’ennéatype 4, et le type de communication de l’ennéatype 4 : le drame.

Sous-type Intrépidité (accumulation de beaux objets)

Claude Debussy a une passion pour toutes sortes d’objets : « les porte-plume de roseau, les billes de bois japonaises, les habits bien taillés, les jolies cannes, les parapluies élégants et autres menues frivolités » (Dukas). Son ami Vidal témoigne : « Ses parents ne sont pas riches, au lieu d’employer l’argent de ses leçons à les soulager il s’achète des livres nouveaux ou des bibelots, des eaux-fortes, etc. Sa mère m’en a montré des pleins tiroirs. »

Cette accumulation d’objets pour lui, sans vouloir les exhiber, en mettant en péril sa situation financière alors que l’instinct de conservation aurait plutôt tendance à faire faire des réserves pour assurer la survie, correspond à une forme d’expression de l’instinct de conservation du sous-type « Intrépidité » de l’ennéatype 4.

Centre instinctif réprimé : 4 α

En 1898, Claude Debussy et sa compagne Gaby sont « par trop sur fond de mélancolie ». Le couple traverse une crise qui plonge Claude dans une détresse intérieure qu’il décrit à son ami Pierre Louÿs parti en voyage : « J’ai été très malheureux depuis ton départ, malheureux de la façon la plus passionnée et j’ai beaucoup pleuré, tellement cet acte simple, où se rejoint l’humanité, était la seule chose qui me restât dans tant d’angoisse. Cela ne s’explique pas davantage et ton amitié pour moi comprendra le reste. Naturellement, j’ai peu travaillé, la musique se vengeant justement de trop d’indifférence… »

Claude Debussy parle même de suicide, « par lassitude de lutter contre d’imbéciles impossibilités ». Il montre un centre instinctif très réprimé dans cette phase de désintégration interne, avec cette incapacité à agir, confirmée par la réponse de son ami : « Toi, mon vieux, tu n’as pas l’ombre d’une excuse pour avoir de ces cauchemars : parce que tu es un grand homme, comprends-tu ce que cela veut dire ? […] Il faut que tu continues ton œuvre et que tu la fasses connaître, deux choses dont tu te dispenses également et qui devraient être tout pour toi. Ce n’est pas en donnant des leçons de musique que tu assureras ta vie, c’est en faisant tout pour que Pelléas soit joué. Tu considères les démarches pratiques comme indignes de toi, et tu te trompes peut-être… »

Claude Debussy décrit lui-même d’une certaine manière la position de son centre mental précédent celle de son centre instinctif réprimé, correspondant à l’ennéatype 4 α, à propos de sa situation matérielle problématique : « Il y a peut-être de ma faute, car je n’ai d’énergie qu’intellectuellement ; dans le quotidien je trébuche à la moindre petite pierre, qu’un autre enverrait promener d’un facile coup de pied ! Et puis, j’ai l’horreur native de toute espèce de discussion… »

À la pesanteur des choses pratiques et matérielles vient s’ajouter la difficulté de Claude Debussy à réaliser les choses jusqu’au bout : qu’est-ce qui l’en empêche ? Outre le fait qu’il annote sans fin ses partitions et revient sur ses corrections, dans le souci de trouver l’expression juste, il semble que ce soit l’attrait de la nouveauté, un élan irrésistible à démarrer autre chose qui sort de l’ordinaire, selon la compulsion d’évitement de la banalité de l’ennéatype 4, et apporte des sensations rien qu’à l’idée de sa réalisation.

Ainsi en 1895, après le succès du Prélude à l’après-midi d’une Faune (œuvre symphonique d’après un poème de Mallarmé), son éditeur, Hartmann, le pousse à achever les œuvres déjà commencées et à les faire connaître même s’il n’en est pas complètement satisfait. Les mois passent, Claude Debussy lui reprend les épreuves déjà gravées de sa Fantaisie et les laisse couvertes de corrections inachevées, déclarant y avoir travaillé « jour et nuit », et repoussant encore la première audition. Or, en même temps, il s’est attelé à un nouveau projet : tenter de tirer de lui-même un livret de La Grande Bretèche de Balzac, dont il pense « faire quelque chose d’assez troublant ». Ce projet restera sans lendemain.

Bien souvent, soit il est occupé par plusieurs idées exaltantes de projets en même temps, avec la difficulté d’en mener une à bien, soit il ne travaille pas du tout, décrivant un état d’ennui ou de flemme.

Par exemple, quelques mois après son mariage avec Lilly (en octobre 1899), celle-ci tombe rapidement malade, et Claude Debussy doit payer tous ses médicaments en donnant des leçons de musique. En reprenant ensuite la composition, il confie à un ami : « J’ai recommencé à travailler, exercice dont s’était tout à fait déshabitué mon cerveau encrassé d’ennui épais et lourd. »

Plus tard, début 1900, son éditeur, Hartmann, lui écrit en lui fixant des dates pour obtenir une réduction terminée de Pelléas : « Donc, cher ami, ne vous mettez pas vous-même en retard, c’est l’avis que je suis obligé de vous donner — et la grâce que je vous souhaite ; malheureusement, je sais quel rôle le côté matériel joue dans votre pauvre existence et il ne faut pas se laisser ni déborder, ni commander par les évènements ! »

Claude Debussy exprime lui-même sa difficulté à agir, avec un langage imagé. Ainsi, il reste deux mois d’été 1902 dans l’Yonne chez ses beaux-parents afin que sa femme Lilly s’y refasse une santé. Il n’y travaille pratiquement pas, tel un « citron pressé », cultivant « un vaste champ de flemme » et affirmant que tous ses projets « sont venus s’échouer au bord d’une charmante petite rivière ».

Son ami Louÿs lui envoie un texte à mettre en musique et tente de lui remonter le moral : « Voilà la chanson. Tâche de la faire tout de même, mon vieux ; tu ne travailles pas parce que tu as la vie dure, et tu as la vie dure parce que tu ne travailles pas. C’est un cercle vicieux. Mais il faut s’échapper tout de suite par la tangente quand on est enfermé dans un pareil système. […] Promets-moi seulement de travailler quatre heures par jour pendant la semaine. Fais un grand serment et tu verras un peu que ta matière grise ne demande qu’à fonctionner. »

Une fois les projets acceptés, il ne les achève pas à temps, et parfois, ce sont d’autres compositeurs qui prennent la relève. Notons tout de même qu’en 1896, Claude Debussy orchestre deux Gymnopédies de son ami Satie pour l’aider à se faire connaître.

En 1908, le directeur du Metropolitan de New York convient d’une somme sur ses œuvres à venir, et témoigne de la réponse cynique de Claude Debussy : « Vous faites là une mauvaise affaire, et j’ai même quelques remords à prendre ces quelques dollars, car je pense que jamais je n’arriverai à mener à bout aucune de ces œuvres. J’écris pour moi seul, l’impatience des autres ne me préoccupe pas. »

À peine plus tard, Claude Debussy écrit à un ami : « Rien de bien spécial n’a marqué pour moi l’entrée de 1909, si ce n’est que s’accentue la maladie du retard… et ce curieux besoin de ne jamais finir, qui ne s’arrange plus du tout avec le besoin contraire chez mon éditeur. »

Cette renommée va le poursuivre, jusqu’à paraître dans la presse, comme le montre cet article du Monde musical début 1914 : « C. A. Debussy a promis de nous donner : au théâtre Astruc Orphée, à l’Opéra Crimen amoris ; à l’Opéra-Comique Le Diable dans le beffroi et La Chute de la maison Usher, sans compter Tristan, ni les ballets qui ne sont pour lui que des Jeux, ni les morceaux symphoniques, ni les préludes. À quand la réalisation de toutes ces belles promesses ? »

Aile 5

Claude Debussy semble conserver un certain recul, qui pourrait traduire l’évitement du rejet et de l’incompréhension dont il pourrait être victime. En outre, il ne veut pas perdre son temps avec des gens qui lui prendraient son énergie, il est ainsi avare de sa présence aux autres, caractéristique d’une aile 5.

Il ne s’extériorise pas en public, et n’a pas le goût des mondanités. Son éditeur Durand témoigne : « Dès qu’il se trouvait en société, il se concentrait, craignant de se livrer à quiconque, préférant suivre sa chimère qu’une conversation générale. »

Il est peu soucieux d’accompagner la divulgation de ses œuvres, il ne montre qu’une attitude passive, que l’on peut aussi relier à son centre instinctif réprimé. Ainsi, en 1903, il refuse la visite d’un photographe alors qu’un journal souhaite le faire figurer en couverture, en argumentant ainsi : « C’est si commode de passer inaperçu dans la foule, sans qu’on vous montre du doigt. »

En dehors des quelques personnes qu’il aime bien, la vie des autres a peu d’intérêt pour Claude Debussy : « Au fond, voyez-vous, on devrait faire de l’Art pour cinq personnes au plus, et cinq personnes qu’on aimerait bien ! Mais chercher à avoir la considération des Boulevardiers, gens du monde et autres légumes, mon Dieu que ça doit être ennuyeux. »

Ayant décliné une invitation, il commente « … qu’y perdrai-je, Dieu seul le sait, […] puis je me déclare incapable de faire le gentil avec des gens qui au fond ne me sont de rien. »

On le perçoit directement aussi dans la description que fait de lui Alphonse Daudet : « Musicien de génie, qui a un front de chien indochinois, l’horreur de son prochain, un regard de feu et la voix légèrement enchifrenée… »

Claude Debussy est distant, renfermé, de premier contact assez rude, il faut l’apprivoiser. Il parle lui-même de sa « sauvagerie exagérée », il a conscience de ne pas attirer spontanément la sympathie : « Ma grande sauvagerie m’a fait peu d’amis. » Il a de fait successivement quelques amis qui finissent par s’éloigner pour la plupart. Par ailleurs, il pense qu’il a des ennemis, que nombre de gens le détestent.

Cela ne l’empêche pas d’aimer se divertir au café-concert et surtout au cirque, où il appréciait Footit et son compère Chocolat. Il fréquente également les restaurants, de préférence en tête à tête avec un ami, et apprécie particulièrement le raffinement gastronomique, quand il en a les moyens. En outre, il lit beaucoup, y compris le dictionnaire (« J’aime beaucoup lire le dictionnaire, on y apprend quantité de choses intéressantes »), sûrement au service de son sens du mot juste, et il est toujours à l’affût de toutes les nouveautés poétiques, sources d’inspiration pour ses mélodies.

Humour

Claude Debussy sait bien manier l’humour, du plus fin au plus caustique.

En 1882, il a 20 ans, et son amour partagé avec Marie Vasnier lui donne de l’assurance. Il fait un second séjour en Russie, son hôtesse Nadejda le décrit particulièrement joyeux : « C’est un vrai gamin de Paris, spirituel comme pas un et qui excelle dans les imitations. […] c’en est à mourir de rire. Il a bon caractère, tout lui plaît et il nous divertit infiniment. »

À son ami Louÿs qui semblait se moquer de son idéal symboliste (« tu as tout ce qu’il faut pour être le musicien préféré des squares et des casinos. »), il répond : « Tu m’expliqueras une lettre signée P. Louÿs à laquelle je n’ai rien compris, puis il faut absolument découvrir le monsieur qui se permet d’avoir ton écriture sans tes idées. »

Lorsqu’il décrit sa famille, où il retrouve sa sœur Adèle et son frère Alfred : « Réception, hier soir, chez les vieux Bussy. Maman a eu cette cordialité pincée qui est une des marques spéciales de sa nature… La Trouille [Adèle] est devenue considérable, ça n’est plus une petite marmite mais bien un pot-au-feu gros modèle. Et Alfred continue à friser sa moustache avec l’air sombre d’un sous-officier qui attend l’annuaire ! »

Sens du beau

Claude Debussy est devenu critique en 1901 dans une des meilleures revues du monde littéraire et artistique parisien, dont le ton éclectique incluant l’ironie et l’humour ne pouvait que lui convenir.

Dans cette revue nommée la Revue blanche, il ne cherche pas à informer les lecteurs, mais il exprime ses propres idées, dressant un tableau subjectif de l’actualité musicale, élogieux pour certaines, grinçant pour d’autres (« Peut-être y a-t-il de la musique derrière cette ouverture ? Ce serait vraiment à souhaiter. »), ou invitant à rêver sur « la leçon de liberté contenue dans l’épanouissement des arbres » ou sur « la collaboration de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique ». Ses quelques articles ont attiré l’attention sur son indépendance d’esprit. Il livre à ses lecteurs son appréhension sensible des évènements, son approche esthétique de la vie, selon l’orientation de son ennéatype 4, le sens du beau, que l’on retrouve par ailleurs dans sa façon d’exprimer sa représentation des évènements.

Lorsque l’éditeur et ami de Claude Debussy, Hartmann, meurt subitement en 1900, cela lui fait « du chagrin, du vrai », et le laisse pratiquement sans ressources. Il tente de redonner confiance à Lilly, évoquant ces larmes qui parfois « tombent presque gaiement, parce que derrière il y a le soleil… Il faut pourtant que nous luttions encore un peu. Et pour cela je compte sur toi, qui es ma joie, ma volupté, mon bonheur et aussi mon espoir le plus haut et le plus beau. »

Sous un ton plus pessimiste, en juillet 1914, après plusieurs tournées à l’étranger en tant que chef d’orchestre et pianiste et donc 4 mois sans composer, déjà atteint par la maladie, il écrit à un ami : « Depuis longtemps — il faut bien l’avouer — je me perds, je me sens affreusement diminué ! Ah ! Le “magicien” que vous aimiez en moi, où est-il ? ça n’est plus qu’un faiseur de tours morose, qui bientôt se cassera les reins dans une ultime pirouette, sans beauté. »

Sa tenue est toujours soignée. Dans les périodes matériellement difficiles pour lui, il préfère ne pas se montrer en public, jugeant sa garde-robe limitée. Ainsi, en 1893, il écrit à son ami Chausson pour décliner son invitation : « Je suis dans une position qui m’oblige à négliger beaucoup mon esthétique en matière de vêtement… »

Heureusement pour lui, il bénéficie d’un tailleur qui lui dit : « Vous me réglerez tout cela quand vous serez devenu célèbre. » Malgré tout, 18 ans plus tard, il lui réclamera son dû…

Dans son époque symboliste plutôt dandy, il souffre de ne pas pouvoir s’habiller avec l’élégance qu’il aurait souhaitée, du fait de son manque d’argent.

Apparence, authenticité et intensité

François Lesure a relevé les divers jugements portant sur le caractère de Claude Debussy : « renfermé, sauvage, taciturne, ombrageux, susceptible, distant, timide, cyclothymique ».

Les témoignages soulignent « son œil volontaire indiquant une personnalité tenace », « ses yeux ardents et l’expression concentrée et farouche de sa physionomie ».

Ses amis relèvent très tôt : « sa gaucherie, sa maladresse étaient extraordinaires… timide et même sauvage ».

Claude Debussy est perçu comme apprêté et peu naturel par sa façon de s’exprimer. Son ami Bonheur écrira, en 1926 : « Sa parole était hésitante et il s’exprimait d’ordinaire d’une voix légèrement zézayante, en petites phrases hachées et suspendues, en monosyllabes parfois, s’énervant à chercher le mot assez souple pour rendre la nuance d’une impression, d’un point de vue. »

Dans cette autre lettre apparaît le souci d’authenticité de l’ennéatype 4 par le désir d’exprimer le mot juste, et aussi une allusion à l’intensité émotionnelle intérieure : « Debussy n’a jamais cessé de chérir la concision. Il avait en toutes choses la haine des développements superflus, de l’ornement inutile ; personne n’a pratiqué mieux que lui l’art de l’expression juste, du mot bien à sa place, du geste expressif. Debussy était un concentré qui vivait en lui-même d’une vie intense. Il n’était pas de ceux qui parlent pour ne rien dire. »

On retrouve l’intensité des émotions vécues par Claude Debussy dans le témoignage de la chanteuse Mary Garden, qui note qu’elle n’a jamais vu quelqu’un « vivre un spectacle aussi intensément », lors d’un séjour à Londres en 1902 pour la représentation de Hamlet au Lyric Theatre.

Sensibilité aux critiques

Lorsqu’une œuvre remporte un succès qu’il n’apprécie pas, scandalisé, hors de lui, Claude Debussy écrit longuement à ses amis Louÿs et Hartmann pour exprimer son dégoût et aussi son amertume, du fait que son œuvre Pelléas ne fasse pas autant de bruit : ainsi, il ne cesse malgré tout de se comparer aux autres, et il exprime la passion d’envie.

Cependant, lorsque Pelléas est tout juste terminé en août 1895, d’après le drame symboliste de Maurice Maeterlinck, il se préoccupe davantage de l’accueil émotionnel du public vis-à-vis du couple Pelléas et Mélisande que de son succès : « Maintenant, toute mon inquiétude commence ; comment le monde va-t-il se comporter avec ces deux pauvres êtres ? […] Tenez, voilà Hartmann, qui est certainement un représentant d’une bonne moyenne d’intelligence. Eh bien ! La mort de Mélisande, telle qu’elle est faite, ne l’émotionne pas plus qu’un petit banc ! Pour lui, ça ne fait pas d’effet ! »

Si ses œuvres ne sont pas appréciées comme il le souhaiterait, c’est soit parce qu‘elles sont incomprises de la part de nombre de gens qui ne méritent pas son estime, soit à cause d’œuvres plus connues et de leur esthétique en vogue, comme lorsque l’audition de ses Nocturnes fut finalement différée début 1900 : « La petite mort de mes Nocturnes me chagrine tout à fait… Voyez-vous, tout ça, c’est la faute à Wagner et à sa famille. » Claude Debussy est en fait partagé entre une attraction naturelle envers la musique de Wagner (il possède cette musique au point qu’il gagne un pari en jouant Tristan au piano sans partition), et une volonté de rejet. Pour Pelléas, il se dégage de l’emprise wagnérienne avec un style plus personnel, en utilisant le silence comme « agent d’expression ».

Il ne ménage pas ceux qui le critiquent. En 1894, à un journaliste qui lui dit « Vous savez, je n’aime pas beaucoup cette musique », il répond : « Il ne manquerait plus que cela ! » Bien d’autres écrits témoignent de ses critiques empreintes d’humour caustique.

Pour autant, début 1904, un chroniqueur mondain publie une critique dont voici seulement un petit extrait : « […] ces gens ont tous adopté, d’un unanime accord, la musique de M. Claude Debussy. Convulsés d’admiration aux pizzicati soleilleux du petit chef-d’œuvre qu’est L’Après-midi d’un faune, ils ont décrété l’obligation de se pâmer aux dissonances voulues des longs récitatifs de Pelléas. L’énervement de ces accords prolongés et de ces interminables débuts d’une phrase cent fois annoncée ; cette titillation jouisseuse, exaspérante et à la fin cruelle, imposée à l’oreille de l’auditoire par la montée, cent fois interrompue, d’un thème qui n’aboutit pas ; toute cette œuvre de limbes et de petites secousses, artiste, oh combien ! quintessenciée… tu parles ! et détraquante… tu l’imagines ! devait réunir les suffrages d’un public de snobs et de poseurs. […] »

Claude Debussy en est profondément irrité, mais cette fois-ci, il recherche du soutien. On comprend qu’il est désemparé et ne sait comment se défendre, en lisant la réponse de son ami Louÿs à qui il s’est confié, malgré la distance qui s’est établie entre eux : « Sans hésitation, il n’y a rien à faire… Qu’est-ce que c’est que cet article ? Un conte de deux colonnes, qui ne te concerne pas, — avec un préambule très désagréable pour une partie de ton public et cinq ou six lignes violentes sur ta musique. Rien sur ta personne… Quant à lui répondre, cent fois non ! Réponds à une critique musicale si elle est signée Reyer ou d’Indy. Mais ne discute pas avec un journaliste. Pas un artiste ne fait cela. »

Lorsqu’il reçoit les honneurs en 1903, en étant fait chevalier de la Légion d’honneur, il remercie son ami Louis Laloy qui en est l’initiateur, en exprimant sa reconnaissance « pour la joie que vous avez donnée à mes vieux parents et à tous ceux qui m’aiment ».

Sa mort, le 25 mars 1918, occupe une place réduite dans l’actualité, et à l’exception d’un seul, les articles des quelques critiques restent mitigés quant à son œuvre.

Autodiscipline

Début 1894, Claude Debussy s’impose un travail intensif pour Pelléas, il s’autodiscipline : on peut percevoir une voie d’intégration externe avec la rigueur de l’ennéatype 1.

Cela ne l’empêche pas de mener une vie presque mondaine, qu’il considère d’abord ironiquement : « Je ne me reconnais plus ! On me voit dans les salons, exécutant des sourires, ou bien je dirige des chœurs chez la comtesse Zamoïska ! (oui Monsieur !) et je me pénètre de la beauté du chœur des “Magnanarelles” en me disant que c’est la juste punition à une triste musique que d’être écorchée par d’impavides mondaines. Il y a aussi Mme de S. Marceaux qui m’a découvert un talent de premier ordre ! Tout cela est à mourir de rire. Mais vraiment il faudrait être d’âme bien faible pour se laisser prendre dans cette glu. Et la bêtise de tout cela ! »

Cependant, il semble s’y laisser prendre tout à fait, en annonçant rapidement ses fiançailles avec Thérèse Roger, chanteuse au physique ingrat, sous l’influence notamment de Mme de Saint-Marceaux qui avait déjà arrangé le mariage de Gabriel Fauré. Ainsi, à la surprise de ses amis, Claude Debussy donne l’impression qu’il souhaite se ranger pour permettre son ascension sociale, alors qu’il vivait jusque-là en concubinage avec Gaby. Témoigne-t-il d’une pointe de prosaïsme, la contre-fixation de l’ennéatype 4 ? On peut surtout percevoir cette aspiration à commencer véritablement sa vie, considérant de manière négative tout ce qui était antérieur, et exprimant aussi un relent du message parental du 4 (« ce n’est pas bien d’être trop fonctionnel ou trop heureux »), dans cette lettre qu’il adresse à son ami Ernest Chausson : « Voilà des jours et des jours que je veux vous écrire mais je suis si réellement bouleversé, et la vie me semble prendre des couleurs si nouvelles pour moi, qu’il faut que je m’habitue un peu à tout cela ; puis, je ressens beaucoup de joie mélangé à pas mal de trouble, il me semble avoir jusqu’ici marché dans la nuit, où j’ai rencontré hélas de bien mauvais passants ! et que s’ouvre maintenant devant moi un chemin plein de lumière, j’ai peur de ne pas avoir mérité tant de bonheur, et en même temps j’ai l’ardente résolution de mettre toute ma vie, toutes mes forces à le défendre ! […] J’ai en moi des sentiments qui n’ont jamais pu se formuler, et pour cause, et que heureusement j’ai gardés intacts, espérant toujours dans le moment où j’aurai l’intime joie de les voir s’ouvrir. »

Finalement, il n’aura pas le courage de répudier sa maîtresse Gaby, et comprendra rapidement que ce mariage ne lui aurait pas convenu.

Durant l’été 1894, il poursuit la composition de Pelléas, il travaille « comme un cheval d’omnibus ».

De manière intensive également, mais en tremblant, il écrit encore deux actes en 1895 et achève Pelléas, alors qu’il avait cru que ce serait un jeu d’enfant, « et c’est un jeu d’enfer ! »

En 1902, Claude Debussy s’astreint à  60 jours de répétition quotidienne pour préparer la représentation de Pelléas, et il est remarqué qu’il y est extrêmement assidu.

Mécanisme de défense : introjection, sublimation

Couverture de La Mer, Trois esquisses symphoniques de Debussy, 1905
« La vague » d’Hokusai (la 28e des trente-six vues du mont Fuji) en couverture de « La Mer, trois esquisses symphoniques » de Claude Debussy (1905)

En 1903, Claude Debussy est sur le point d’achever une œuvre symphonique, La Mer, dont la réalisation rapide, en un an et demi seulement, surprendra son entourage. Il confie à son ami Messager : « Vous ne savez peut-être pas que j’étais promis à la belle carrière de marin, et que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins j’ai conservé une passion pour Elle. […] j’ai d’innombrables souvenirs ; cela vaut mieux, à mon sens, qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée. » On perçoit ici qu’il préfère se réfugier dans son imagination selon l’introjection, mécanisme de défense de l’ennéatype 4, par lequel il transpose des éléments de la vie, lui permettant ainsi de générer en permanence des émotions qui correspondent à son esthétique, alors qu’il n’en retire pas de la réalité quotidienne. En outre, il met en œuvre son sens du beau dans ses créations musicales, selon le mécanisme de sublimation.

En 1908, Il donne véritablement une définition du mécanisme d’introjection, en évoquant son émotionnel intérieur, ainsi que le souci de l’originalité, propre à l’ennéatype 4, lorsqu’il répond aux sollicitations de journalistes qui viennent le voir et expriment leur étonnement de le trouver dans son bureau parisien en plein été : « Je vis dans un monde imaginaire, mû par quelque chose que me suggère mon environnement intime, plutôt que par des influences extérieures, qui me distraient sans rien m’apporter. J’éprouve une joie exquise à fouiller profondément en moi-même et si quelque chose d’original doit sortir de moi, ce ne peut être que de cette manière. »

Cette même année, il travaille à partir d’un conte d’Edgar Poe, La Chute de la maison Usher, et confie : « Il y a des moments où je perds le sentiment exact des choses environnantes ; et si la sœur de Roderick Usher entrait chez moi, je n’en serais pas extrêmement surpris. » Il rajoutera un mois plus tard : « Le monde extérieur n’existe presque plus pour moi. »

4 α : recherche de soutien émotionnel et mauvaise estime de soi

En 1892, Claude Debussy reçoit une proposition de l’industriel André Poniatowski pour donner un concert consacré à ses œuvres à New York. La proposition tarde à lui parvenir car il s’est absenté de Paris. Dans cette première lettre, il décrit ce que cela signifie pour lui de partir, c’est-à-dire de quitter son monde de rêverie, avec un langage imagé, et il souligne sa vision différente, idéale, qui le met à distance d’un monde qui ne le comprend pas, envers lequel il préfère le détachement, fixation de l’ennéatype 5 qui est son aile, et à l’égard duquel il ressent orgueil et dédain, la passion et la fixation de l’ennéatype 2, son type de désintégration externe : « À côté de l’homme habitué à passer ses jours près d’une table et à n’avoir de joie qu’à attraper des papillons dans le fond de l’encrier, il y en a un autre qui ne répugne pas aux aventures, et à mettre un peu d’actions dans ses rêves […] Du reste, je dois à cette faculté de tout voir à travers un optique idéal, de ne pas avoir été trop entamé par les influences des milieux soi-disant artistiques de Paris, milieux dont vous parlez avec une sévérité malheureusement très juste ! Mais si j’en ai fait partie, c’est, si vous voulez, avec un insurmontable orgueil, me faisant trouver, malgré ma réelle misère, tous ces gens-là plus malheureux que moi, et si vous saviez combien vaniteuses sont les discussions, ce ne sont même pas des vaincus, ce sont des envieux rampants ! et c’est justement à cause de tout ce que cachent de médiocre, de vilain, de faiblesse honteuse, les diverses façons de ce qu’il est convenu d’arriver dans ce Paris, que j’accepte avec joie ce que vous me proposez. »

Les échanges de courrier prennent du temps, Claude Debussy envoie une seconde lettre, reconnaissant, sur fond de mélancolie, fixation de son ennéatype 4 : « Enfin, quoiqu’il arrive, je vous serai toujours reconnaissant d’avoir eu dans un pays aussi utilitaire la fantaisie de vous souvenir de moi, pour m’aider à sortir du trou noir qui a été bien souvent ma vie. Cela m’aura donné le courage de continuer malgré tout […], malgré les ennemis que j’ai — et cela est curieux, que, n’ayant presque jamais fait parler de moi, vous ne sauriez croire le nombre de gens me détestant et racontant sur moi, dans les milieux bien pensants, des histoires destinées à fermer irréparablement les portes au nez à ma musique ; vous comprendrez donc facilement combien je voudrais une fois pour toutes me débarrasser de tous ces gens-là ! »

Le projet n’aura pas de suite.

En 1898, dans une période de désarroi dont les circonstances demeurent inconnues, Claude Debussy exprime le peu d’estime qu’il a de lui-même, et manifeste en même temps un intense besoin émotionnel, dans cette lettre à son ami Louÿs : « J’ai besoin de quelque chose à aimer, à quoi je puisse me raccrocher, sans cela je vais devenir imbécile et n’aurai plus qu’à me suicider, ce qui est encore plus bête. Je t’assure que ce n’est pas pour t’embêter avec des mots sonores, et il y a des moments où j’ai peur de perdre ce qu’il y avait d’à peu près bon en moi. »

Plus tard, en 1904, au milieu du scandale qu’il provoque lorsque sa femme Lilly tente de se suicider car il vient de la quitter pour Emma Bardac (qu’il épousera ensuite), il se sent incompris, se plaint que ses amis ne lui offrent aucune aide, et se voit même la cible de leur inimitié : « Mes amis se sont réunis autour du lit de ma femme, se concertant sur les moyens les plus sûrs de m’abattre. » Dans cette posture de victime qui mériterait de l’attention, il tient à garder l’orgueil de ne même pas accepter le moindre argent que la femme d’un ami lui aurait proposé, alors qu’il lui est souvent arrivé de réclamer de l’argent dans d’autres occasions pour subvenir à ses besoins. On perçoit la désintégration du 4 doublée de l’orgueil du 2, correspondant au 4 α, avec une tendance accentuée à ressasser les moments négatifs.

Dans son carnet intime, il rend Lilly responsable des manques de sa « production de ces quatre dernières années » du fait de la « tyrannie quotidienne » qu’elle aurait exercée sur ses pensées et ses relations.

En 1905, il répond à l’un des rares amis qui lui restent, comme s’il venait de recevoir de lui le message qu’il a perçu manquant durant son enfance (« tu es vu pour ce que tu es »), et il récapitule sa vie dramatique d’incompréhensions qu’il mérite peut-être en lien avec le message parental qu’il a cru percevoir (« ce n’est pas bien d’être trop fonctionnel ou trop heureux ») avec une notion d’expiation : « Mon cher ami, je veux avant tout vous dire que vous n’avez jamais cessé de l’être ! Et voilà que cette amitié me devient encore plus chère par le geste simple… mais si rare — que vous venez de faire en m’écrivant comme vous venez de le faire avec une sympathie clairvoyante qui s’interdit de piétiner dans votre vie sans précaution. Puis j’ai vu de telles désertions se faisant autour de moi… ! à être écœuré à jamais de tout ce qui porte le nom d’homme. […] Je ne vous raconterai pas ici où j’ai passé : c’est vilain, tragique et quelquefois cela ressemble ironiquement au roman chez la portière… Enfin, j’ai beaucoup souffert moralement. Fallait-il payer quelque dette oubliée à la vie ? je n’en sais rien… mais souvent j’ai dû sourire pour que personne ne se doute que j’allais pleurer… »

En 1910 survient une crise profonde dans les rapports entre Claude Debussy et sa femme Emma. François Lesure a rassemblé de manière chronologique plusieurs extraits de lettres à différents amis, qui expriment parfaitement la passion d’envie (vis-à-vis d’un ami qui semble heureux), la fixation de mélancolie, le sentiment d’être différent, incompris, le besoin de s’échapper dans la rêverie pour vivre ses émotions propres selon l’introjection, le désir d’autodestruction, l’aspiration à commencer véritablement sa vie avec le désir de base d’être enfin lui-même, et cette difficulté à passer à l’action qui vient de son centre instinctif réprimé :

  • « Je suis — ce qui m’arrive souvent — à un tournant dangereux de mon histoire et n’en parlons plus. » (23 mars)
  • « Ma vie est toujours aussi tristement désemparée. Mais je ne veux pas assombrir le soleil qui dore la vôtre en ce moment. » (30 mars)
  • « J’ai continué cette existence singulière qui est, et sera ma vie désormais. On s’obstine autour de moi à ne pas comprendre que je n’ai jamais pu vivre dans la réalité des choses et des gens, d’où ce besoin invincible d’échapper à moi-même dans des aventures qui paraissent inexplicables parce que s’y montre un homme que l’on ne connaît pas, et c’est peut-être ce qu’il y a de mieux en moi ! D’ailleurs un artiste est par définition un homme habitué au rêve et qui vit parmi des fantômes… Comment veut-on que ce même homme puisse se conduire dans la vie quotidienne dans la stricte observance des traditions, lois et autres barrières posées par le monde hypocrite et lâche. En somme, je vis dans le souvenir et dans le regret. Ce sont deux tristes compagnons ! Ils sont fidèles ceux-là, plus que la joie et le bonheur ! » (8 juillet)
  • « Je suis dans une humeur détestable et rebelle à toute espèce de joie, si ce n’est celle de me détruire tous les jours un peu plus. C’est pour cela que vous ne m’avez pas vu ; n’ayant aucune excuse d’être désagréable, muet et sans pensées ! […] Ce n’est pas tout à fait de ma faute, mais je suis assez malheureux. » (24 août)
  • « Je vis dans une période d’inquiétude à peu près comme quelqu’un qui attendrait un train dans une salle d’attente sans soleil ! J’ai en même temps l’envie de m’en aller n’importe où ; et la peur de partir ! Enfin, il me faut beaucoup de patience pour me supporter moi-même ! » (25 septembre)

Alors qu’on lui propose de représenter Pelléas à Boston, il cède à la pression émotionnelle d’Emma qui s’y oppose, montrant encore un centre instinctif réprimé dans sa lettre exprimant sa détresse à Caplet qui devait assurer la direction si le projet avait été mené à bien : « Il faut perdre tout espoir dans le voyage à Boston… Il y a des obstacles dont je sens parfaitement les formes mais dont je ne sais d’où ils peuvent venir ? Vous savez peut-être déjà combien j’ai horreur de la contradiction. Or, tout me contredit, tout me blesse dans cette histoire. Et il me semblait naturel que l’on m’aide de toute la tendresse possible ! Vous raconter mes débats, mes luttes de chaque jour, m’était si pénible que j’ai reculé autant que j’ai pu de vous écrire ! Le plus grave est que je me perds dans tout cela, j’oublie ce tranquille égoïsme qui est une force admirable, et l’on sait bien s’en servir. Enfin je suis extrêmement démoralisé. »

Le style français et l’esthétique

En pleine première guerre mondiale, Claude Debussy mêle des propos anarchiques et nationalistes concernant le « relèvement moral » de son pays : « L’âme française restera toujours claire et héroïque, y compris celle de l’apache Bonnot, qui sut mourir comme un beau tigre, pour la plus vilaine des causes, c’est entendu, mais les vertus dominatives ont plusieurs expressions. »

Dans cette définition de l’âme française, on perçoit l’image du rebelle, qui se veut exister par sa différence, avec une expression dramatique intense à laquelle Claude Debussy attribue une valeur esthétique. Il est intéressant de constater que cet avis est en cohérence avec la description de l’ennéatype 4 de la France détaillée dans Le Grand livre de l’ennéagramme de Fabien et Patricia Chabreuil, avec la notion d’« exception française ».

Claude Debussy définit aussi la musique française, à partir de 1902, après le succès de Pelléas, par « cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme (qualités fondamentales du génie français) », et il réagit quant au « style plaqué » de la musique de son temps : « Retrouvera-t-on la multiple fantaisie dont cet art est seul capable… ? »

Il prend la musique de Rameau pour référence, et il ajoute qu’elle est « faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes, de déclamation rigoureuse dans le récit ». Il confirmera plus tard sa définition de la musique française par « la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ».

On retrouve ainsi le souci du mot, de l’expression juste, chère à l’ennéatype 4, et la simplicité, également exprimée par Claude Debussy dans une définition plus générale de la musique : « La musique est faite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instants, elle y rentrât ; que toujours elle fut discrète personne… » Cette recherche de simplicité peut effectivement faire partie des caractéristiques de certains ennéatypes 4.

Quelques mois après la création de La Mer, Claude Debussy énonce que « la musique a cela de supérieur à la peinture, qu’elle peut centraliser les variations de couleur et de lumière d’un même aspect. »

Pour plusieurs de ses œuvres, il s’inspire des peintures de Turner qu’il admire et qualifie de « plus beau créateur de mystère qui soit en art ».

Alors qu’encore actuellement, Claude Debussy est souvent qualifié d’artiste « impressionniste », le biographe François Lesure relève qu’il a toujours eu horreur des étiquettes (on retrouve le désir de la différence), dénonçant la « hâte fébrile que l’on met à discuter, à disséquer et à classer ». Il est cependant remarqué que Claude Debussy est le seul musicien parmi les artistes symbolistes : il a notamment côtoyé Mallarmé, Maeterlinck, Camille Claudel, Maurice Denis, et il s’est inspiré de Verlaine, Baudelaire, et Edgar Poe. C’est ainsi que Maurice Denis décrira la musique de Claude Debussy, lors d’un discours en 1932 : « Quand il n’était encore que l’un de nous, sa musique éveillait des résonances inconnues et révélait au plus profond de nous-mêmes des exigences de lyrisme que lui seul pouvait satisfaire. Ce que la génération symboliste cherchait avec tant de passion et d’inquiétude : lumière, sonorité, couleur, expression de l’âme, frisson du mystère, lui le réalisait presque sans tâtonnements et, semble-t-il, sans effort… Nous en apercevions la nouveauté. Mais savions-nous alors, ce que nous avons compris depuis, que le charme de cette musique ne devait plus jamais périr…, que de toutes les œuvres de cette époque, c’était celle-là qui était le plus assurée de survivre ? »

Références

[1] François LESURE. Claude Debussy : biographie critique. Paris, Fayard, 2003.
François Lesure a passé sa vie à collecter, analyser et confronter tous les écrits concernant Claude Debussy (correspondance, presse, catalogue de ses œuvres), pour exposer de manière méthodique et critique tous les éléments de sa vie et la genèse de ses compositions.
[2] Fabien CHABREUIL, Patricia CHABREUIL. Le Grand livre de l’ennéagramme. Paris, Eyrolles, 2015.
Crédit image 1 : Atelier Nadar. 2075 Claude Debussy. Compositeur. Bibliothèque nationale de France.
Crédit image 2 : Claude Debussy. La Vague d'Hokusai en couverture de La Mer. Bibliothèque nationale de France.