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Étude de l'ennéatype de Carl Rogers
Jean-Philippe Poupard

Carl Rogers, l'évitement du conflit devenu théorie thérapeutique et pédagogique1

Carl RogersQui êtes-vous Carl Rogers ?

« Je suis un psychologue ; un psychologue clinicien, à mon avis, un psychologue humaniste sans aucun doute ; un psychothérapeute profondément intéressé par la dynamique du changement dans la personnalité ; un chercheur, étudiant ces changements au mieux de ses possibilités ; dans une certaine mesure un philosophe, en particulier dans le domaine de la philosophie des sciences ou dans celui de la philosophie et de la psychologie des valeurs humaines. » [1, p. 5]

Voilà une réponse complexe et paradoxale qui explique en partie la richesse du personnage Carl Rogers et la profusion d'écrits sur lui et ses travaux. Plus rares sont les articles qui étudient exclusivement sa personnalité ; c'est l'objet de l'analyse qui suit.

Pour mener cette étude, nous nous appuierons d'une part sur l'intelligence et les lumières pénétrantes de l'ennéagramme et de ses neuf types de personnalités, et nous nous concentrerons d'autre part principalement sur les écrits introspectifs et autocritiques de Carl Rogers.

Alors, revenons un instant sur la citation ci-dessus : pouvons-nous penser qu'un de nos collègues psychologues cliniciens ou un de nos confrères psychothérapeutes ou encore un de nos amis philosophes puisse faire partie d'un de ces autres camps ? Oui, bien sûr, mais qui d'autre qu'un ennéatype 9 pourrait oser un tel mélange des genres tout en remportant l'adhésion de la majorité d'entre nous ?

Tel est l'exploit de Carl Rogers, une autodétermination obstinée qui brave les interdits avec audace et tact, tout en gardant une posture rassurante et bienveillante. Son art de l'évitement du conflit, il le transforme en une approche thérapeutique sur mesure, où le thérapeute est centré sur le client et lui fournit une aide à son autodétermination, à travers empathie, authenticité et acceptation positive : des qualités que l'on reconnaît fort bien chez un ennéatype 9.

Nous commencerons l'analyse de la personnalité de Carl Rogers par la hiérarchie de ses centres (instinctif, mental et émotionnel), suivie de l'expression de son orientation et de son ombre la compulsion. Nous découvrirons ensuite la manifestation de chacun de ces centres, à commencer par le centre mental (fixation et idée supérieure), le centre émotionnel (passion et vertu) et les instincts (conservation, social et sexuel). Nous verrons enfin l'étude de son style de communication, son domaine de préoccupation et son aile avant de conclure.

Hiérarchie des centres

Carl Rogers, tantôt homme d'action et de détermination — « Je suis capable de faire preuve d'une détermination acharnée quand il s'agit de terminer un travail ou de gagner une bataille » [1, p. 6] —, tantôt homme de science — « La construction d'un modèle expérimental adapté, le principe des groupes de contrôle, le contrôle de toutes les variables sauf une, l'analyse statistique des résultats, tous ces concepts, je les absorbais sans m'en rendre compte, entre treize et seize ans, en lisant. » [1, p. 14] —, tantôt homme de sensibilité — « Je me perçois comme plutôt timide dans mes relations quotidiennes, mais aimant l'intimité avec autrui ; capable d'une profonde sensibilité dans mes rapports avec les autres » [1, p. 5] —, voilà ce qui se dégage au premier abord du profil de Carl Rogers. Aucun centre ne semble prédominer, aucun centre ne semble être réprimé.

Pourtant, il semble donner un aperçu de sa hiérarchie des centres ici : « Je crains de n'être pas aussi sensible que certains thérapeutes aux moindres nuances de l'expérience humaine. Je suis sûr de ne pas être mû par la seule curiosité comme le sont les meilleurs savants. Et pourtant cette compréhension sensible et subjective et cette curiosité objective et détachée sont deux aspects très réels de ma vie. » [1, p. 84] Il « craint » de n'être pas aussi « sensible » que d'autres, et il est « sûr » de ne pas être mû par la seule « curiosité intellectuelle » des meilleurs savants. De la même manière, en revenant sur un congrès organisé par le mouvement des étudiants bénévoles à des moines, auquel il assiste en tant qu'étudiant, il écrit : « Je suis gêné aujourd'hui quand je relis le journal hautement idéaliste et chargé en émotion que je tenais alors. » [1, p. 21] Encore une fois, l'émotionnel et le mental sont en bonnes places.

Si dans ces deux exemples, il ne cite pas son instinctif, celui-ci est pourtant bien là en trame de fond. Dans l'exemple du congrès, il est surprenant qu'il ne semble pas gêné d'avoir à l'issue de celui-ci décidé de réorienter soudainement sa vie pour devenir pasteur, une décision pourtant lourde de conséquences. Et s'il ne compare son activité à d'autres, c'est peut-être parce qu'il ne doute pas de sa capacité d'action.

Dans son autobiographie, l'activité et la détermination transpirent à chaque chapitre de sa vie. Élevé à la ferme, il semble qu'il ait eu un environnement propice pour développer son penchant naturel pour l'activité : « Je me levais à cinq heures du matin ou même plus tôt et devais traire, le matin comme le soir, une douzaine de vaches, tout en allant à l'école. » [1, p. 15] Il passait les mois d'été à labourer toute la journée, ce qui représentait pour lui « une leçon d'indépendance » que d'être son « propre maître ; loin de tous les autres. » [1, p. 15]

L'indépendance et la détermination sont toujours présentes bien plus tard : « Je me rends compte avec quelle obstination j'ai suivi ma route, sans trop me préoccuper de savoir si j'étais ou non dans la ligne de mon groupe de référence. » [1, p. 47] Ou encore « Je suis capable de faire preuve d'une détermination acharnée quand il s'agit de terminer un travail ou de gagner une bataille. » [1, p. 6]

Propre maître, obstination, détermination acharnée, bataille, voilà quelques mots et problématiques que l'on retrouve en premier plan chez les instinctifs. Cette autodétermination en particulier qui ressort très nettement tout au long de son observation introspective et rétroactive sur son parcours. N'en fera-t-il pas d'ailleurs la pierre angulaire de son approche ?

Enfin, à l'âge de 70 ans, que fait Carl Rogers ? Il passe une grande partie de son temps à jardiner : « Faire pousser des fleurs est un passe-temps que je goûte profondément. » [2, p. 65] Il ajoute « J'adore faire pousser les choses, les plantes, comme les idées et les êtres. » Faire pousser met bien là encore tout le corps en mouvement tout en requérant de l'entraînement, de l'endurance, de la persévérance et de la patience : des qualités parfaitement appropriées pour décrire un centre instinctif bien ancré.

Carl RogersPrésentons maintenant l'usage du centre mental chez Carl Rogers. Il souligne souvent l'importance que revêt le monde des idées et des concepts dans son développement : « J'avais envie d'un champ d'action où ma liberté de pensée ne serait sûrement pas limitée » [1, p. 33] De son voyage en Asie en tant que jeune étudiant, il parle de ses lectures, discussions et « affinités intellectuelles » et observe que son « horizon intellectuel s'élargit de manière incroyable pendant toute cette période » [1, p. 23] Enfin, à son retour à l'université, il participe aux débats publics et décrit cette expérience ainsi : « C'était surprenant, enivrant, que de se découvrir capable d'aborder un sujet totalement inconnu — dans mon cas l'arbitrage obligatoire des conflits sociaux —, de travailler dessus huit bonnes heures par jour pendant plusieurs semaines, et d'arriver au bout raisonnablement bien informé. » [1, p. 25] Il conclut : « J'y acquis une certaine confiance dans mes capacités à aborder un nouveau problème intellectuel et à le maîtriser. ». Nous voyons bien là l'usage de son centre mental pour découvrir, décortiquer et maîtriser un sujet.

Concernant les émotions, Carl Rogers préfère le terme « je sens » (I feel) : « C'est un terme que j'utilise énormément, et j'y attache une importance plus grande que purement émotionnelle. » [2, p. 65] Il ajoute qu'il « considère qu'il exprime le sens personnel et sensibilisé de toute expérience », ce qui induit « une signification personnelle sentimentalisée » de l'expérience. En d'autres termes, est important ce que l'expérience présente fait remonter en lui du passé et qui constitue le lien avec la situation, le ressenti présent. Nous voyons bien là le rattachement du présent avec le passé, comme une juxtaposition qui n'est pas sans rappeler le mécanisme de comparaison continue du centre instinctif entre présent et passé.

Nous avons donc un centre instinctif très présent suivi d'un centre mental très bien développé et du centre émotionnel. Ceci nous laisse présager que nous pourrions être sur le triangle 3-6-9, ou moins probablement face à un ennéatype 8 ou 1 fort bien intégré. L'hypothèse du triangle 3-6-9 peut être validée si nous démontrons la bascule du centre préféré et sa co-répression avec le centre réprimé en cas de désintégration.

Carl Rogers commente un passage douloureux de sa vie qui ressemble fort à une désintégration temporaire. Il suit alors en thérapie une cliente schizophrène, qu'il avait déjà traitée dans l'Ohio et qui, après déménagement, revint le consulter à Chicago. L'intense perturbation psychotique de cette cliente, qui lui avouait une « intense hostilité [et un] amour qui bouleversèrent complètement » [1, p. 60] ses défenses, le plongèrent dans une profonde dépression. Il dira avec déjà un certain recul : « Je m'entêtais à penser que je devais être capable de l'aider et je continuais à la revoir, bien après avoir perdu tout pouvoir thérapeutique et pour seulement entretenir ma souffrance. […] Je me sentais obligé de l'aider. » Quand enfin, il prit conscience de la dépression dans laquelle il sombrait, il s'imposa à lui l'idée de « s'échapper » : « Je devais partir sur-le-champ. » Il prit la fuite avec son épouse Helen pour quelques mois. À son retour, il dira de lui : « J'étais encore assez profondément convaincu de mon incapacité totale en tant que thérapeute, de mon manque de valeur en tant que personne, et de l'absence de tout futur pour moi dans le domaine de la psychologie et de la psychiatrie. » [1, p. 61] Il ajoute : « Mes problèmes étaient trop sérieux pour ne pas effrayer un membre de notre équipe en lui demandant de m'aider. » Nous reconnaissons bien là tout le mécanisme de désintégration en point 6 : tout d'abord l'orientation d'acceptation couplée à celle d'hyper-loyauté du 6 qui lui donnent le devoir d'aider celle qui lui est connue et fidèle, puis le mécanisme de peur qui s'enclenche lorsque la dépression devient trop profonde et la fuite ici qui l'accompagne. Viennent ensuite le doute et la mésestime de soi et la suspicion que ses problèmes effraient ses collègues.

Notons également la co-répression du centre instinctif et du centre émotionnel. En effet, ce passage difficile dura quand même deux ans et montre une certaine paralysie du centre instinctif, parfaitement illustré d'ailleurs par un rêve de cette patiente où un chat déchirait les boyaux de Carl Rogers en ne voulant pas réellement le faire. Les boyaux ou les tripes, localisation symbolique dans le corps de l'instinctif, mis ici à mal par le chat, symbole de la part féminine de l'individu (l'émotionnel). Cette métaphore nous permet aussi de reconnaître une caractéristique de l'ennéatype 9 où il fait parfois certaines choses sans vraiment le vouloir, par accommodation, acceptation, même si cela fait un peu mal au passage. Enfin, à aucun moment tout au long du chapitre où il développe cette épreuve, il ne cite une quelconque fragilité émotionnelle, malgré son état psychique temporairement déstabilisé.

Ce dernier exemple nous permet de mieux appréhender la hiérarchie des centres de Carl Rogers et de percevoir le centre instinctif comme centre préféré, suivi du centre mental en support et du centre émotionnel en centre réprimé dans le triangle 3-6-9.

Orientation : acceptation et soutien

« La vie, dans ce qu'elle a de meilleur, est un processus d'écoulement, de changement où rien n'est fixe. » [3, p. 25] Si Carl Rogers avait écrit à la suite de cette phrase : alors à quoi bon résister ? Cela aurait été parfaitement congruent2 avec sa personnalité.

La définition qu'il donne de la perception empathique, qui est au cœur de son approche thérapeutique, nous met là aussi sur la piste : « Percevoir de manière empathique, c'est percevoir le monde subjectif d'autrui “comme si” on était cette personne — sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit d'une situation analogue, “comme si”. La capacité empathique implique donc que, par exemple, on éprouve la peine ou le plaisir d'autrui comme il l'éprouve, et qu'on en perçoive la cause comme il la perçoit (c'est-à-dire qu'on explique ses sentiments ou ses perceptions comme il se les explique), sans jamais oublier qu'il s'agit des expériences et des perceptions de l'autre. » [4, p. 197]

Voilà sans doute un des secrets de l'approche rogérienne. Une capacité d'écoute hors du commun, transmise par une posture apaisante, qui génère un doux sentiment de soulagement. Le soutien de l'ennéatype 9 est, là encore, palpable : « Si je puis ressentir une possibilité de faciliter un changement, je fais feu de mes quatre fers » [1, p. 88] Et aussi : « Je donne beaucoup de prix à cette capacité que j'ai de faciliter un changement, de libérer les gens pour leur permettre d'évoluer. »

Sa conception de l'enseignement est également bien cohérente avec son orientation : « Il nous est impossible d'enseigner quelque chose à quelqu'un. Nous pouvons seulement faciliter l'apprentissage personnel d'autrui. » [1, p. 57] Et de poursuivre : « Je réussis à trouver des moyens qui donnaient aux étudiants toute liberté pour poursuivre leurs propres buts, pour faire leur apprentissage personnel. » Nous décelons bien là encore la volonté de non diriger et de soutenir l'élan de l'autre, ici l'étudiant.

Précisons également l'intérêt de Carl Rogers pour les grandes causes. Dès la fin de ses études, il écrira un article sur La source de l'autorité chez Martin Luther King, puis un mémoire sur Le pacifisme de John Wycliff3, deux humanistes notoires. Rappelons d'ailleurs qu'au cours de sa vie, Carl Rogers s'est engagé dans des ateliers de la paix dans de nombreux pays, de l'Afrique du Sud à la Pologne, en passant par le Brésil et l'Australie. Jimmy Carter reconnaissait en lui « un faiseur de paix universellement connu et hautement respecté ». Carl Rogers sera célébré deux fois de suite comme « l'humaniste de l'année » par l'Association Humaniste Américaine

Carl Rogers, l'homme de paix, le pacifiste4 : l'acceptation et le soutien poussés à leur paroxysme.

Compulsion : évitement du conflit

« J'ai souvent été un fauteur de troubles. C'est que j'ai été impliqué dans toutes sortes de conflits, de batailles professionnelles. Je me rends compte aujourd'hui que j'ai toujours adopté une stratégie qui consistait à sauter l'obstacle. » [1, p. 85]

Carl Rogers fait allusion à ses divergences de point de vue avec le psychologue béhavioriste Burrhus F. Skinner sur la liberté de l'homme en ces termes : « Nous restons amicalement ennemis » [2, p. 64]

Malgré cet évitement, ne pensons pas un instant que la détermination du personnage s'amenuise : « Tout au long de ma vie professionnelle, j'ai pensé qu'il était stupide et dommage de combattre directement pour réaliser mes buts. » [1, p. 86] La stratégie du saut de l'obstacle est encore ici perceptible, avec toujours en toile de fond l'approche du fin diplomate : combattre directement non, mais indirectement sûrement, comme il nous laisse le discerner à propos d'un conflit avec des collègues psychiatres : « Il s'ensuivit une longue et amère bataille, avec de nombreux revirements ; mais pour finir, je gagnai. » [1, p. 46]

Bien qu'il fît sa scolarité du second degré dans trois établissements différents, ce qui peut être source notable de troubles, il « ne [se] rappelle pas avoir eu des difficultés à [s]'entendre avec les autres élèves » [1, p. 14] Il ajoute : « Je fus élu président de la classe, sans doute parce que j'avais de bonnes notes et n'appartenais à aucun des clans. » [1, p. 16] Tout l'art de s'entendre avec tout le monde sans froisser personne déjà connu et reconnu par son environnement.

Un événement majeur de la vie de Carl Rogers est son voyage en Orient alors qu'il n'a que 20 ans. Choisi par le WSCF (World Student Christian Federation) avec onze autres camarades pour représenter les étudiants américains à la conférence internationale du WSCF à Pékin, il vivra là une très grande stimulation intellectuelle qui initiera une profonde transformation de ses idées, notamment religieuses. Il écrivait ses changements dans son journal et, n'en pouvant plus de garder tout cela pour lui, il envoya finalement une copie de son journal à ses parents, dont les réactions mettront deux mois à lui parvenir : « Lorsque je connus leurs réactions, j'avais complètement changé de point de vue. C'est ainsi qu'avec le minimum de douleur, je brisais les liens intellectuels et religieux qui m'attachaient aux miens. » [1, p. 23] Il ajoute : « Ce voyage en Chine […] m'a permis d'éviter les difficultés qu'il y a à rompre avec une famille. » [2, p. 61] Son retour aux États-Unis et la confrontation avec sa famille seront sans doute l'origine de l'ulcère précoce qu'il développera. Toujours concernant son indépendance intellectuelle et religieuse suite à son voyage, il précise : « J'ai également la chance d'avoir rompu avec ma famille et mes croyances religieuses, proprement et promptement, sans trop d'amertume, ni trop de rébellion. » [1, p. 79]

La crainte du conflit transparaît très nettement dans cet épisode crucial de sa vie, et surtout la satisfaction personnelle et le soulagement salvateur d'avoir su l'éviter.

L'évitement du conflit est le socle sur lequel s'est construite l'approche d'auto-direction5 de Carl Rogers. Contrairement à la traduction française communément répandue de non-directivité, l'auto-direction est un concept plus large qui englobe autodétermination, autorégulation et auto-efficacité, et qui vise à faire confiance au client pour trouver ses propres réponses à ses questions : une manière habile d'éviter de faire face à des résistances et à un conflit potentiel.

Mécanisme de défense : narcotisation

« J'apparais sous mon plus mauvais jour si l'on attend de moi un rôle de leader ou simplement de personnage impressionnant… Je me renferme dans ma coquille et me comporte comme la personne la plus terne de la compagnie. » [1, p. 88]

Face à une contrainte extérieure qui l'amène à prendre ouvertement et fermement position sur un thème où il ne sait pas encore ce qu'il veut ou ne veut pas, alors Carl Rogers, comme tous les ennéatypes 9, se replie sur lui et enclenche son mécanisme de défense de narcotisation. Celui-ci était déjà bien en place dès son adolescence : « Lire était échapper à ma part de travail ménager ou oublier délicieusement, tout ce qu'on m'avait dit de faire. » [1, p. 10]

Face à une importante démonstration à mener à Harvard sur l'enseignement centré sur l'élève, où il ne sait comment aborder le sujet, Carl Rogers procrastine : « À ce moment-là, je partais pour Mexico… Là, je passais mon temps à peindre, à écrire, à faire de la photographie » [3, p. 183] Parfois, plus critique quand la narcotisation et l'inertie se conjuguent, il n'hésite pas à dire de lui-même : « J'ai tendance à m'encroûter dans ce que je fais » [5, p. 48]

Carl RogersDernier exemple pour venir illustrer le mécanisme de défense de Carl Rogers est l'expérience difficile qu'il mène avec un groupe de recherche qu'il crée sur l'impact de la relation thérapeutique sur les malades schizophrènes hospitalisés. Ce groupe de recherche, il le conduit à distance : « Bien que mon désir fût de laisser le groupe prendre ses responsabilités, je ne consacrai ni assez d'énergie, ni assez de temps à développer les conditions de cette autonomie. » [1, p. 68] Les problèmes déontologiques de certains membres se manifestèrent, suivis de tumultes au sein de l'équipe. C'est une période où Carl Rogers passa notamment une année à distance à Palo Alto et où il dit de lui : « Je me dispersais entre trop d'activités. » [1, p. 68] Il conclut de cette période qu'elle fut pour lui « sans doute la plus douloureuse et la plus angoissante » [1, p. 69] de sa vie professionnelle. Alors qu'il est face à une situation difficile, Carl Rogers continue de s'investir dans de multiples travaux et loin du cœur de l'action : une autre manière de narcotiser pour éviter à tout prix de faire face au conflit.

Au travers de ces quelques exemples, nous pouvons déduire que Carl Rogers choisit comme « narcotique » tantôt les loisirs, tantôt le travail. L'angoisse du conflit active le mécanisme de défense de narcotisation, qui conjointement amène Carl Rogers à la paresse à se connaître et à l'oubli de soi.

Fixation et idée supérieure : oubli de soi et amour

« La compréhension comporte un risque. Si je me permets de comprendre vraiment une autre personne, il se pourrait que cette compréhension me fasse changer. » [3, p. 17] Une acceptation et un soutien tel, qu'il pourrait oublier ce qu'il est et ce qu'il pense : c'est bien là le mécanisme de la fixation de l'ennéatype 9.

Il accepte son premier poste « avec amusement et un peu d'étonnement », bien qu'il « s'agissait d'un cul-de-sac », qu'il y serait « isolé, loin de tout contact professionnel ou universitaire, que le salaire était bas. » [1, p. 39] Il y restera quand même douze ans ! Voilà, à la fois, une forme d'abnégation et d'oubli de soi indéniable et une illustration de l'inertie dont est capable l'ennéatype 9.

Quand son épouse Helen accepta sa demande en mariage, il écrit rétrospectivement sur le ton de la surprise : « Elle m'aime ! Elle m'aime moi ! » [5, p. 41] Comme s'il ne méritait pas de recevoir l'amour d'une autre, lui qui avait alors sans doute beaucoup de mal à s'aimer lui-même. Carl Rogers renforce ce point : « l'idée, semble-t-il, ne me serait jamais venue de demander de l'aide à quelqu'un. Cette attitude aussi était, pour moi, caractéristique. » [1, p. 26] Le méritais-je ?, pourrions-nous ajouter.

Le dernier exemple que nous donnerons pour illustrer sa fixation est son implication dans la thérapie d'une cliente schizophrène déjà mentionnée ci-dessus. De cette épreuve personnelle, il tira cette terrible conclusion : « J'étais tellement décidé à l'aider que j'en vins au point de ne plus pouvoir séparer mon moi du sien. J'en perdais ma propre identité » [5, p. 45] ; « Je cessais d'être moi-même dans cette relation » [1, p. 60] L'oubli de soi poussé à son extrême : la fusion avec l'autre et la perte d'identité de soi. Le travail thérapeutique sur lui qui s'en suivit l'amena à formuler ceci : « Je pus à nouveau me valoriser et même m'aimer et être beaucoup moins craintif devant l'amour d'autrui. » [1, p. 61]

Quand le 9 découvre son idée supérieure, il apprend enfin à s'aimer tel qu'il est et à recevoir l'amour d'autrui.

Passion et vertu : paresse et activité

« Je m'intéresse à des tas de choses ; comme la photo couleur… J'aime jardiner et soigner chaque plante et chaque bourgeon. J'aime construire des mobiles. Je m'intéresse à la peinture et j'ai moi-même manié le pinceau, j'aime la menuiserie. Je m'intéresse aux cultures étrangères et plus particulièrement aux primitifs. » [1, p. 91] Et il ajoute immédiatement : « C'est assez dire que mon travail professionnel ne représente pas les tenants et les aboutissants de mon existence. »

Voilà un des nombreux paradoxes perceptibles dans le discours autobiographique de Carl Rogers, car le moins que l'on puisse dire est que l'activité professionnelle a pris une part très conséquente dans sa vie. Ses articles, documents, ouvrages se comptent en plusieurs centaines, et à cela s'ajoutent les très nombreuses responsabilités qu'il a assumées tout au long de sa carrière. Aussi, nul doute que Carl Rogers est ici tantôt au contact de sa passion de paresse à se connaître (dispersions culturelles), tantôt au contact de sa contrepassion d'hyperactivité (suractivité professionnelle), qui l'éloignent du regard introspectif, de ses sentiments propres et de ses conflits intérieurs. Comment ne pas voir ici aussi dans le manque de reconnaissance qu'il accorde à son propre travail, une trace de sa fixation d'oubli de soi ?

Pour faire émerger ses sentiments, Carl Rogers a besoin d'un certain temps : « Généralement, il y a un décalage, soit de quelques moments, soit de quelques jours, parfois de plusieurs semaines ou de plusieurs mois, entre le moment de mon expérience et le moment de ma communication. » [6, p. 226] Et quand il arrive à exprimer ce qu'il ressent, il découvre alors la vertu de l'ennéatype 9 qu'est l'activité sur soi, et les bienfaits qui l'accompagnent : « Dans ces cas, je ressens quelque chose, mais ce n'est que plus tard que j'en deviens conscient, que j'ose en parler, lorsque les choses se sont assez refroidies pour que je puisse me risquer à en parler avec un autre (observons au passage la compulsion à l'œuvre). C'est pourtant une expérience tellement satisfaisante de pouvoir communiquer ce qui se passe en moi au moment où cela se produit. En ces moments, je me sens authentique, spontané et vivant. » [6, p. 226]

Enfin, notons comment l'orientation d'acceptation et de soutien prend place dans la vertu développée par Carl Rogers. « Si je parviens à exprimer mon être dans sa profondeur, je déclenche une résonance en autrui. C'est pour moi comme pour autrui un résultat positif » [1, p. 90] et d'ajouter en guise de conclusion : « Je me suis mis progressivement à me révéler à autrui avec plus de hardiesse. »

Carl Rogers apprend à se connaître et à se dévoiler, car il comprend que c'est bon pour lui et pour le groupe. L'orientation est toujours présente, et elle devient ici un vecteur de travail sur soi.

Instincts

Sous-type conservation : appétit

« Un thème important de ma vie est la sécurité de mon existence personnelle quels que soient les avatars de ma vie professionnelle. » [1, p. 91] Si cette phrase démontre nettement l'expression du sous-type conservation, nous retrouvons très peu d'autres traces de ce sous-type à la lecture de l'autobiographie de Carl Rogers.

Son appétit d'adolescent pour les livres était-il une expression du sous-type conservation ? « Je me plongeais dans les livres, des histoires d'Indiens ou de la vie des pionniers, quand ils étaient à portée de ma main — mais tout blé était bon pour mon moulin. Quand je ne trouvais rien d'autre, je lisais l'encyclopédie ou le dictionnaire » [1, p. 10] Il ajoute « Je me rends compte que je vivais dans mon monde à moi, fait de tous ces livres. » [1, p. 17] Ces nombreuses lectures et livres représentaient-ils un havre de paix et de sécurité pour lui ou n'étaient-ils déjà qu'une échappatoire à la rencontre avec soi, un mécanisme de défense ? Nous pourrions aussi poser la même question à propos de son appétit de travail tout au long de sa vie.

L'hypothèse la plus probable semble que Carl Rogers ait construit sa sécurité personnelle surtout au travers d'une union forte avec son épouse, ce que nous verrons plus bas dans l'analyse de l'instinct sexuel.

Sous-type social : participation périphérique

Le jeune Carl Rogers semble quelque peu inhibé sur le plan des relations humaines. De son enfance, il dit n'avoir fréquenté « pratiquement personne en dehors de la famille » [1, p. 11]

En contraste de ces prémices, il est surprenant de voir que le groupe sera une dimension dans laquelle Carl Rogers déploiera tout son talent des années plus tard, au travers de ses activités de thérapeute et de pédagogue.

En effet, c'est peut-être dans les groupes de rencontres que l'on décèle le plus nettement la manifestation du sous-type social de l'ennéatype 9 : la participation périphérique. Son rôle d'animateur est non directif tant sur le but visé — « Je n'ai habituellement pas de but spécifique pour un groupe particulier et je désire sincèrement que le groupe définisse lui-même ses orientations » [7, p. 45] — que sur la méthode — « Le processus du groupe est bien plus important que mes déclarations ou mon comportement ; ce processus aura lieu si je ne me mets pas dans son chemin » [7, p. 46] Largement centré sur le groupe, il se repose sur lui : « Je laisse en toute confiance le groupe développer son propre potentiel et celui de ses membres » [7, p. 44] Il admet volontiers son souhait profond : « Mon espoir est de devenir au fur et à mesure autant participant qu'animateur. » [7, p. 46]

Voilà toute la particularité de l'approche rogérienne que l'on retrouve aussi dans ses entretiens thérapeutiques individuels : être présent et faire confiance dans le processus intrinsèque d'évolution du groupe ou du client. Chacun sous-estimant vraisemblablement que, sans cette présence et cette posture bienveillantes et confiantes, le processus n'aboutirait sans doute pas à ses fins. Une manifestation optimale du sous-type social de l'ennéatype 9 : la participation périphérique.

Sous-type sexuel : union

Carl Rogers et Helen« Helen et moi nous nous fiançâmes le 29 octobre 1922, ce qui m'emplit d'un bonheur extatique… Je nageais dans la joie. » [1, p. 27] Quand enfin elle dit oui à sa demande en mariage : « J'étais au septième ciel. Je marchais sur des nuages. » [5, p. 40]

Dans son autobiographie, Carl Rogers mentionne à de très nombreuses reprises l'importance et l'influence qu'a son épouse dans sa vie. Il cite rarement ses paroles, mais lui fait référence souvent. Il dit notamment : « Elle aime la société alors que j'apprécie la solitude ; elle imagine des voyages, des entreprises que j'accepte d'abord sans enthousiasme, mais auxquels ensuite je prends beaucoup de plaisirs ; grâce à elle notre vie n'a jamais été étriquée. » [1, p. 91] Nous trouvons là à la fois son orientation d'acceptation et de soutien et sa capacité d'union très forte.

Reprenons aussi la dédicace de son ouvrage Réinventer le couple [5] : « À Helen, une personne à part entière, généreuse, affectueuse, courageuse, ma compagne sur nos chemins séparés mais entrecroisés du progrès, à celle qui a enrichi ma vie, la femme que j'aime et — heureusement pour moi — mon épouse. » Nous percevons bien ici l'importance qu'Helen revêt dans sa vie. La relation avec son épouse est très largement valorisée dans ses écrits et fut vraisemblablement le socle de sa sécurité personnelle.

Rappelons aussi ce souvenir de collégien : « Mademoiselle Kuntz [le professeur] m'inspirait une telle dévotion que je restais après l'école pour lui rendre de menus services dans la salle de classe. » ; déjà l'expression intacte de l'orientation de l'ennéatype dans la relation à deux, et ce malgré la désapprobation des parents du jeune Carl Rogers. Ici encore, le sous-type sexuel est très visiblement surutilisé, ce qui ne fût pas toujours le cas.

En effet, il dit de son adolescence qu'il n'eut jamais « d'amitiés durables dans aucune » des écoles où il est passé, et ajoute qu'il connaissait les autres élèves « de manière superficielle » [1, p. 14] Au lycée, il n'eut non plus « jamais de véritable flirt » [1, p. 16] Finalement, il le dit lui-même : « Je ne suis pas particulièrement doué pour provoquer la naissance d'une relation. » [7, p. 65] Nous reconnaissons bien là encore le sous-type sexuel, mais cette fois-ci sous-utilisé.

Si le sous-type sexuel est aussi présent dans la vie de Carl Rogers que ces exemples nous laissent le présager, il est possible que lors de ses animations de groupe, il exprimait principalement non pas son sous-type social, mais plutôt sur son sous-type sexuel. Ce qu'il semble valider ainsi : « Dans tout groupe […] je désire vraiment beaucoup avoir en face de moi la personne tout entière, sous ses modes aussi bien affectifs qu'intellectuels. » [7, p. 46] Il ajoute : « J'écoute de manière aussi attentive, exacte et sensible que possible chaque individu qui s'exprime. […] Il n'y a aucun doute que mon attention est sélective, et donc directive. »

Nous pouvons conclure que l'instinct sexuel était chez Carl Rogers le plus prononcé des trois et son sous-type est donc sexuel.

Style de communication : saga

L'habileté naturelle à faire des discours un peu longs, vagues, voire paradoxaux, est un autre trait caractéristique de l'ennéatype 9. Ce langage hypnotique est reconnaissable dans certains de ses écrits, à commencer par la présentation qu'il fait de lui-même lorsqu'il se décrit (passage cité en introduction de cet article). Ses descriptions de processus le sont parfois tout autant : « Les individus n'évoluent pas à partir d'un point fixe et “homéostatique” vers un nouveau point fixe, bien que ce genre de processus soit possible. Au contraire, le continuum le plus significatif se développe à partir d'un point fixe vers le changement, à partir d'une structure rigide vers une fluidité, à partir d'un état de stabilité vers un processus évolutif. » [3, p. 93] Ou encore : « Tout être est une île, au sens le plus réel du mot, et il ne peut construire un pont pour communiquer avec d'autres îles que s'il est prêt à être lui-même et s'il lui est permis de l'être. » [3, p. 19]

Toutefois, Carl Rogers est un habile homme d'écriture, qui cherche toujours à adopter un « style limpide ». Il le dit ainsi à sa manière : « J'aime communiquer ma pensée clairement et éviter les malentendus. » [1, p. 89] Par ailleurs, il a développé, au travers de ses expériences de groupe, des facultés à exprimer ses sentiments propres. Et même si cela peut prendre un peu de temps comme nous l'avons déjà vu ci-dessus, ce n'est pas chose facile pour un ennéatype 9 : l'expression de ses sentiments propres étant une porte ouverte à des conflits potentiels, mieux vaut s'oublier soi.

C'est dans ses interviews filmées que le langage hypnotique de Carl Rogers est de loin le plus perceptible. Le langage hypnotique de l'ennéatype 9 devient alors une réalité auditive. Son ton et son rythme de voix, ses temps de pause et même son ample respiration sont à la hauteur d'un praticien confirmé en hypnose. L'hésitation dans les mots accentue encore cette perception.

Dans le cas thérapeutique filmé intitulé Gloria, après les premiers mots de Carl Rogers, la patiente lui indique, que la manière dont il s'exprime et sa voix calme lui font déjà se sentir mieux. Carl Rogers est là en parfaite congruence avec ses enseignements, puisque grâce en partie à son style de communication, il arrive dès les premiers instants à créer un climat aidant pour la patiente.

N'est-ce pas là l'expression remarquable d'un signe distinctif du savoir-faire des ennéatypes 9 qui consiste à savoir adopter l'attitude la plus facilitante qui soit pour mettre les gens dans de bonnes dispositions ?

Domaine de préoccupation et sa dichotomie : spiritualité, croyant–sceptique

Illustrons maintenant le domaine de préoccupation préféré de l'ennéatype 9 : la spiritualité. Revenons donc sur le congrès organisé par le mouvement des étudiants bénévoles à des moines dont le slogan était : « Notre génération évangélisera le monde. » [1, p. 24] Voici comment Carl Rogers se positionnait par rapport à ce slogan : « Religieux que j'étais, je trouvais cet objectif enthousiasmant. ». Il montre bien là son implication et la profondeur de sa foi. Rappelons qu'il s'engagea alors dans une voie pour devenir pasteur, et c'est en tant que membre actif du YMCA (Young Men Christian Association) qu'il part peu de temps après pour ce voyage stimulant en Asie. Là, les riches échanges font émerger son scepticisme : « Peut-être Jésus était un homme comme les autres et non d'essence divine. » [1, p. 24] Finalement quelque temps plus tard encore : « Je décidais de m'écarter du ministère religieux parce que, tout en m'intéressant profondément aux questions sur le sens de la vie, […] il m'apparaissait impossible d'exercer une profession où il me faudrait croire en une doctrine religieuse particulière. » [1, p. 33]

Nous voyons bien au travers de ces quelques exemples la spiritualité comme préoccupation fondamentale du personnage et sa dichotomie : la conviction et l'implication totale, ou au contraire le doute et le retrait sceptique.

Même bien plus tard, cette dichotomie continue de s'afficher : « Une autre préoccupation dominante est, pour moi, la tension et la division que je ressens à l'intérieur de moi-même entre la sensibilité et la subjectivité du thérapeute, et l'objectivité rigoureuse du chercheur. » [1, p. 84] La tension entre la croyance subjective et le scepticisme objectif.

Aile principale

« J'ai eu la chance de n'avoir jamais eu de maître à penser et je n'ai eu, dans le domaine professionnel, ni à m'assujettir, ni à combattre une image paternelle. […] Je n'ai aucune dette intellectuelle ou émotionnelle à l'égard de quiconque, ce qui m'aide à penser pour mon compte, sans aucun sentiment de culpabilité ou de trahison. » [1, p. 79] Sans assujettissement et sans dette vers quiconque, pourrions-nous déceler ici une première influence de l'aile 8 ?

« Quand l'A.A.P. manifesta son intolérance à la psychologie clinique, je démissionnai pour participer de façon très active à une organisation rebelle. » [1, p. 78] La vengeance, la rébellion ou la conformité à ses idéaux ? Une posture de guerrier assurément, tel le titre de cet article dans son ouvrage Liberté d'apprendre : « Projet de révolution dans l'enseignement universitaire ». [6, p. 187]

Prenons aussi ce court exemple de description qu'il fera d'une collaboration de travail avec un collègue consultant-psychiatre : « C'était un personnage assez faible et, pour l'essentiel, nous lui disions ce qu'il fallait dire et il allait dans notre sens, donnant ainsi plus de force et d'autorité à nos recommandations. » [1, p. 44] Faible, force, autorité, voici de nouveau un vocabulaire qui évoque la posture de pouvoir qui se dégage de l'ennéatype 8.

Dans le bilan de sa relation avec son épouse qu'il effectue dans son ouvrage écrit sur le couple, il aborde le sujet des critiques sarcastiques qu'il lui assène parfois en public. Elle parle de ce comportement en ces termes : « vengeance plutôt lâche » [5, p. 44] Comment mieux exprimer la compulsion de l'ennéatype 9 (l'évitement du conflit) qui vue de l'extérieure peut s'apparenter à de la lâcheté, colorée par la passion de l'ennéatype 8 (la vengeance) ?

Une dernière piste est l'ambiance familiale dans laquelle il grandit : « On y maniait volontiers l'humour non sans une certaine méchanceté. Nous nous taquinions sans pitié » [1, p. 9] Méchanceté et taquineries sans pitié ressemblent beaucoup à l'humour incisif dont est capable l'ennéatype 8.

Enfin, notons que tout au long de son autobiographie, il n'a jamais mentionné ou illustré son penchant pour la perfection, et ne décrit qu'une seule fois un état colérique.

Nous privilégierons donc l'hypothèse de l'aile 8 à l'aile 1, compte tenu des quelques exemples illustrés ci-dessus.

Conclusion

Carl RogersLes quelques exemples cités ci-dessus sont une rapide illustration des mécanismes égotiques de Carl Rogers, mais suffisent néanmoins à préciser son ennéatype.

Carl Rogers est un ennéatype 9, avec le centre mental comme centre support et le centre émotionnel comme centre réprimé. Comme pour la plupart d'entre nous, les trois instincts sont observables chez Carl Rogers, mais il semble que son instinct sexuel soit le plus prononcé, suivi par l'instinct social et l'instinct de conservation. L'aile 8 de Carl Rogers renforce l'autodétermination et la force intrinsèque de son caractère.

Cette analyse de la personnalité de Carl Rogers au travers du prisme de l'ennéagramme permet de mesurer entre autres à quel point l'orientation de l'ennéatype peut être la manifestation du meilleur et du pire. Le pire, c'est l'enfermement dans ses mécanismes égotiques, le repli sur soi, l'inaction, la peur et le désarroi : ce que Carl Rogers a vécu notamment auprès de sa cliente schizophrène. Le meilleur c'est la connexion à l'essence, la partie la plus libre et profonde de notre être, l'ouverture aux autres et la contagion de l'orientation à l'environnement qui comprend alors l'apport substantiel de cette qualité intrinsèque à l'ennéatype dans l'harmonie de l'Être : ce que Carl Rogers fit découvrir à sa noble mesure au travers de ses travaux scientifiques et des groupes de rencontre qu'il anima et continue de faire répandre aujourd'hui.

Bibliographie

[1] Carl Rogers, Autobiographie (1967), Épi, 1971.
[2] Carl Rogers, "Entretien avec Carl Rogers", Psychologie, n° 6, 1973, p. 57-65.
[3] Carl Rogers, Le développement de la personne (1961), Paris, Dunod, 1966.
[4] Carl Rogers & Marian Kinget, Psychothérapie et relations humaines (1959), Béatrice Nauvelaerts, 1962.
[5] Carl Rogers, Réinventer le couple (1972), Robert Laffont, 1974.
[6] Carl Rogers, Liberté pour apprendre ? (1969), Dunod, 1972.
[7] Carl Rogers, Les groupes de rencontre (1970), Dunod, 1973.
[8] Collectif, Autobiographie de Carl Rogers : Lectures plurielles, L'Harmattan, 2003.

Ressources Internet

André de Peretti, La vie et l'œuvre de Carl Rogers, Journal des Psychologues, novembre 1987.
Vidéos Carl Rogers sur YouTube.

Notes

1 En référence au texte de Françoise Hatchuel : Un déni du conflit devenu théorie pédagogique. [8, p. 159]
2 Carl Rogers définit la congruence comme l'accord entre l'expérience, la conscience et la communication.
3 John Wyclif était un théologien du XIVe siècle aux idées novatrices, qui se positionnait notamment contre l'esclavage et les guerres et prônait l'idée qu'il existait un lien direct entre Dieu et l'humanité, sans l'intermédiaire de l'église et des prêtres. Sans doute, un premier lien avec la dichotomie de l'ennéatype 9.
4 Rappelons ici l'ironie du sort qui, dans le cadre de sa participation aux débats publics de l'Université du Wisconsin, fait plancher le jeune étudiant Carl Rogers sur le thème qui lui était alors encore inconnu : l'arbitrage obligatoire des conflits sociaux. [1, p. 25]
5 Lire à ce sujet l'article très éclairant de Philippe Carré : Rogers, ou de l'autodirection. [8, p. 223]