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L'introjection alimentaire de Salvador Dalí
Olivier Fillet

Existe-t-il un lien entre l'introjection et les problématiques alimentaires ? Cet article n'a pas la prétention d'établir une loi générale entre ces deux éléments. Il ne concerne que la personnalité très particulière de Salvador Dalí. Néanmoins il peut représenter un élément de plus dans cette direction.

Salvador Dalí (1904-1989), peintre, artiste, créateurs d'objets extraordinaires, écrivain, cinéaste, a toujours fait preuve de provocation et d'excentricité. Mais est-il du type 4 pour autant ? Nous avons la chance de disposer de deux autobiographies dans lesquelles l'auteur se raconte abondamment : La vie secrète de Salvador Dalí et Le journal d'un génie.

Salvador Dalí et le type 4

Problème de l'identité

"Dalí à l'âge de six ans" (1950), par Salvador daliComme Vincent Van Gogh, Salvador Dalí naît après le décès de son frère qui portait le même nom, Salvador. Il porte le même prénom, les mêmes habits. Il semble qu'il ait été accueilli comme la réincarnation du premier, et traité comme un "enfant-roi" : "À part cette interdiction d'entrer dans la cuisine, à peu près tout m'était permis." [4]

André Breton le surnomma Avida Dollars en 1940, à partir de l'anagramme de son nom. Dalí se servira de ce surnom toute sa vie. Il publiera en 1966 une Lettre ouverte à Salvador Dalí sous la forme d'un entretien avec Avida Dollars.

Image idéale de soi : je suis différent

Pour cette question, les exemples abondent et nous n'avons que l'embarras du choix :

  • "Je suis l'être le plus paradoxal, le plus excentrique et le plus concentrique du monde."
  • "Je suis un personnage extraordinaire, qu'on ne parvient pas à classer. Cela alimente et raffermit le fromage de gruyère total de ma personnalité." [1]

Dans Le journal d'un génie [3], nous trouvons :

  • "Depuis la révolution française se développe une vicieuse tendance crétinisatrice qui tend à faire considérer par tout un chacun, que les génies (mis à part leur œuvre) sont des êtres humains plus ou moins semblables en tout au restant du commun des mortels. Ceci est faux. Et si ceci est faux pour moi qui suis, à notre époque, le génie à la spiritualité la plus vaste, un véritable génie moderne, ceci est encore plus faux pour les génies qui incarnèrent le sommet de la Renaissance, tel Raphaël, génie quasi divin. Le livre que voici prouvera que la vie quotidienne d'un génie, son sommeil, sa digestion, ses extases, ses ongles, ses rhumes, son sang, sa vie, sa mort sont essentiellement différents de ceux du reste de l'humanité. Ce livre unique est donc le premier journal écrit par un génie. Bien plus, par l'unique génie qui ait eu la chance unique d'être marié avec le génie de Gala, celle qui est l'unique femme mythologique de notre temps." (p. 13)
  • "Telles sont les raisons uniques et prodigieuses, mais strictement véridiques, qui font que tout ce qui va suivre, du début à la fin, sera génial d'une façon ininterrompue et inéluctable, rien que par le seul fait qu'il s'agit du Journal fidèle de votre fidèle et humble serviteur." (p. 14)
  • "Je possède en moi la notion ininterrompue que tout ce qui a trait à ma personne et à ma vie est unique et reste toujours marqué par un caractère exceptionnel, total et truculent." ([2], p. 58).
Compulsion : éviter la banalité

Il serait trop long de retracer toutes les excentricités qui parsèment la vie de Salvador Dalí. Il est intéressant toutefois de constater qu'il est pleinement conscient du fait qu'il évite la banalité. Dans Le journal d'un génie, répondant à la question d'un jeune homme sur ses moustaches, il confie : "À la réflexion, ces mots me parurent banals pour Dalí et créèrent en moi une insatisfaction qui m'obligea à une invention unique." ([3], p. 161). On croirait lire un livre sur l'Ennéagramme !

Passion : envie

"Enfant géopolitique observant la naissance de l'homme nouveau" (1934), par Salvador DalíRappelons la définition de l'envie : sentiment de mécontentement, de ressentiment ou de convoitise à propos des avantages, des succès ou des possessions d'autrui ; désir intense de posséder quelque chose que quelqu'un d'autre a reçu ou réussi.

L'envie est une émotion cachée. Il est relativement difficile de la mettre en évidence car Dalí se confie peu dans ce domaine.

L'envie apparaît parfois indirectement. Ainsi il affirme dans Les Dîners de Gala [8] : "Il faut qu'on me dise qu'un plat est exceptionnel pour que mes papilles frémissent." Cela me rappelle une anecdote personnelle. J'ai offert un cadeau à une amie de type 4. Il s'agissait d'une affiche encadrée de Vasarely de 1946 pour la compagnie Air France représentant un Super Constellation planant vers la baie de Rio dans le soleil couchant. Au début j'ai eu droit à un remerciement poli. Mais elle a commencé à s'y intéresser seulement à partir du moment où son beau-frère s'est extasié en remarquant que l'œuvre était de Vasarely et qu'elle était magnifique.

Dans La vie secrète, invité au deuxième étage de la maison des Mattas, il raconte : "Autour d'une table monumentale du salon sur laquelle se dressait une cigogne empaillée, des personnes fascinantes aux chevelures et à l'accent argentin buvaient du maté. On le servait dans un grand suçoir d'argent à passer de bouche en bouche. Cette promiscuité buccale me troublait particulièrement et engendrait en moi des tourbillons de malaises moraux, dans lesquels brillaient déjà de leur éclat blanc les diamants de la jalousie." (Salvador Dalí, Les Dîners de Gala, préface Pierre Roumeguère, Paris, Draeger, 1973).

Dans Le journal d'un génie, il répond à un jeune homme qui lui demande comment on fait pour réussir : "Ensuite soyez snob. Comme moi. Le snobisme vient chez moi de mon enfance. J'avais déjà de l'admiration pour la classe sociale supérieure qui se concrétisait à mes yeux en la personne d'une dame nommée Ursula Mattas. Elle était Argentine et j'en étais amoureux d'abord parce qu'elle portait un chapeau (on n'en portait pas dans ma famille) et qu'elle habitait au deuxième étage. Après l'enfance, le snobisme ne s'est pas borné au deuxième étage. J'ai toujours voulu être dans les étages les plus importants. Quand je suis venu à Paris, c'était une véritable obsession de savoir si je serais invité partout où je croyais qu'il fallait l'être. Une fois l'invitation reçue, le snobisme est instantanément soulagé, de la même façon que votre maladie est guérie dès que le médecin pousse la porte. Après, au contraire, très souvent je ne suis pas allé aux endroits où j'étais invité. Ou si j'y allais, je faisais un scandale qui me faisait tout de suite remarquer, puis je disparaissais instantanément. […] Le snobisme consiste à pouvoir se placer toujours dans les endroits où les autres n'ont pas accès, ce qui crée chez ces autres un sentiment d'infériorité."

Fixation : mélancolie

Là encore, on retrouve relativement peu d'éléments allant dans ce sens.

Dans Le journal d'un génie : "Ce soir […] je regarde le ciel étoilé. Je le trouve petit. […] Quelle différence avec les contemplations sidérales douloureuses de mon adolescence. Elles m'anéantissaient dans ce que mon romantisme me faisait croire alors : les insondables et infinies immensités cosmiques. J'étais possédé par la mélancolie parce que toutes mes émotions étaient indéfinissables."

On peut également mentionner une tentative de suicide, en 1982, mais c'était juste après la mort de Gala. Il tenta alors sans succès de se laisser mourir de déshydratation.

Orientation : sens du beau

Toute son œuvre picturale tend à le démontrer : "Délicieusement rongé par le désir de faire plus beau et extraordinaire." ([3], p. 52).

Importance de l'image

"La tenue est essentielle pour vaincre. Très rares sont les occasions où, dans ma vie, je me suis avili en civil. Je suis toujours habillé en uniforme de Dalí." ([3], p. 56)

Orientation intérieure

"Moi, Dalí, qui suis plongé dans une constante introspection et une analyse méticuleuse de mes moindres pensées." ([3], p. 56).

Sens du drame

"Hitler […] ne m'intéressait qu'en tant qu'objet de mon délire et parce qu'il m'apparaissait d'une valeur catastrophique incomparable." ([3], p. 29).

L'introjection alimentaire de Salvador Dalí

"Portrait de Gala avec deux côtelettes d'agneau sur l'épaule" (1933), par Salvador DalíCe qui frappe d'emblée à la lecture des autobiographies de Dalí, c'est l'utilisation quasi constante des termes culinaires. Les divers éléments du monde sont comparés à des mets gastronomiques. D'ailleurs la première phrase de La vie secrète est : "À six ans je voulais être cuisinière." Puis : "Toutes mes prises de conscience se matérialisaient en gourmandises, et toutes mes gourmandises devenaient prise de conscience."

Dans Le journal d'un génie, il écrit : "Si j'aime tant me servir de termes gastronomiques pour faire avaler mes idées philosophiques, difficiles et laborieuses à digérer, […] ." (p. 80). Il parle plus loin d'"une incertitude gastronomique et gélatineuse". (p. 143) En parlant de Gala, il dit : "Jamais je n'ai autant eu envie de la manger." (p. 168).

Ou encore : "Le crâne de Freud ressemble à un escargot de Bourgogne." (p. 180). "L'escargot et Le Greco […] possèdent et nous offrent cette rarissime vertu quasi miraculeuse de mimétisme gustatif transcendant."

"Oeufs sur le plat sans le plat (1932)", par Salvador DalíEt aussi : "En ce qui concerne la spontanéité, je dirai qu'elle est aussi un pied de porc, mais un pied de porc à l'envers, c'est-à-dire une langouste, celle-ci, comme chacun sait, présentant, au contraire du pied de porc, un squelette extérieur, alors que la viande superfine et délicate, c'est-à-dire le délire, occupe l'intérieur, ce qui signifie que, pour la spontanéité, la carapace de l'objectivité offre une résistance au délire mou de la viande." [5]

Dans De la beauté terrifiante et comestible de l'architecture modern style (texte paru en 1933, [2]), Dalí suggère une nouvelle définition du beau : "La beauté sera comestible ou ne sera pas." Il loue les maisons de l'architecture du style nouille qui proposent "les premières maisons comestibles […], les premiers et seuls bâtiments érotisables, dont l'existence vérifie cette formation urgente et si nécessaire pour l'imagination amoureuse : pouvoir le plus réellement manger l'objet du désir." [2] Voici clairement établi le lien entre l'envie et l'introjection !

Dans La vie secrète, Dalí est victime, selon ses dires, d'un fantasme obsessionnel qui lui ordonne de tout manger. Il désire pour sa maison de Port Lligat des murs en pain et des sièges en chocolat. Cela débouche sur un nouveau concept pictural : la beauté comestible. Dalí évacue ainsi tout ce qu'il a introjecté par ce processus de sublimation.

De nombreuses œuvres picturales portent ainsi un titre "gastronomique" :

  • Œuf sur le plat sans le plat (1932)
  • Pain-sexe (1932)
  • Le pain anthropomorphe (1932)
  • Le pain français moyen avec deux œufs sur le plat, à cheval, essayant de sodomiser une mie de pain portugaise (1932)
  • Portrait de Gala avec deux côtelettes d'agneau sur l'épaule (1933)
  • Portrait de gala au homard (1934)
  • Construction molle avec haricots bouillis-Prémonition de la guerre civile (1936)
  • Cannibalisme de l'automne (1936)
  • cannibalisme des objets (1936)
  • Autoportrait mou avec du lard grillé (1941)

"Buste de femme rétrospectif" (1933), par Savador DalíIl invente également des objets surréalistes :

  • Buste de femme rétrospectif (1933)
  • Téléphone blanc aphrodisiaque (1936)

Conclusion

L'introjection, un des deux mécanismes de défense du type 4, présente un aspect original chez Dalí. C'est un processus qui ne se limite pas au centre émotionnel et semble concerner les autres centres également : "Les trois centres (instinctif, mental, émotionnel) sont relativement autonomes, mais ils interagissent constamment. Quand une émotion surgit, elle a automatiquement et immédiatement des contreparties dans les centres mental et instinctif." (Fabien et Patricia Chabreuil, Le type 5 et l'utilisation extérieure du centre mental, Enneagram Monthly, Janvier 1999)

Ce résultat est toutefois cohérent avec les théories de l'Ennéagramme appliquées à l'anorexie mentale essentielle (cf. l'article "Anorexie mentale : une hypothèse") et avec les travaux de chercheurs de l'Université de Maastricht (cf. l'article "Ah ! Je ris de me voir si belle en ce miroir" sur le blog Et à l'Aurore).

Bibliographie

  1. Alain Bosquet, Entretiens avec Salvador Dalí, Monaco, Éditions du Rocher, 2000.
  2. Alyse Gaultier, L'ABCdaire de Dalí, Flammarion, 2004.
  3. Salvador Dalí, Journal d'un Génie, L'imaginaire, Gallimard.
  4. Salvador Dalí, La vie secrète de Salvador Dalí, Gallimard.
  5. Salvador Dalí, Les cocus du vieil art moderne, Grasset.
  6. Robert Descharnes ; Gilles Néret, Dalí, l'œuvre peint, Taschen, 2001.
  7. Daniel Abadie et al., Salvador Dalí 1920-1980 : Rétrospective, Paris, Centre Georges Pompidou, 1979.
  8. Salvador Dalí, Les dîners de Gala, Paris, Draeger, 1973.

L'auteur remercie Anne-Marie Fillet pour sa contribution.