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Une conversation avec Francis Lucille (1e partie)
par Jack Labanauskas (Traduction par Fabien Chabreuil)

Jack Labanauskas : Dans Enneagram Monthly, nous nous sommes focalisés jusqu'ici sur la compréhension des différents types de personnalité. Nous avons examiné en détail les nuances et les ombres de chaque profil, les traits de personnalité, les passions, les motivations, les énergies instinctives, tout ce qui fait la manière dont nous nous manifestons dans le monde. La plupart des gens que je connais, et c'est vrai aussi pour moi, étudient l'Ennéagramme pour cesser de reproduire des comportements dépassés. Une autre attente commune est de développer une attitude de compréhension et de compassion pour soi-même et pour les autres. Quand nous devenons conscients des limitations que nous imposent nos réponses automatiques, nous pouvons desserrer l'étreinte de l'ego. Je pense qu'il serait utile de porter plus d'attention à ce qu'il y a au-delà de la personnalité.

Francis Lucille : Je ne perçois pas la personnalité comme étant la source de tous nos problèmes. Je considère que c'est l'ignorance qui est la source de tous nos problèmes. L'ignorance est une fausse identité. Elle est la croyance et le sentiment que nous, la conscience ou ce que nous appelons le Moi est la personnalité. L'ignorance est cette erreur d'identité. Quand il y a ignorance, alors toutes les potentialités de la personnalité, toutes ses qualités et ses caractéristiques distinctives sont mal utilisées et deviennent les esclaves de l'illusion d'être une entité séparée. Quand l'ignorance cesse, le potentiel de la personnalité se réalise.

JL : Donc vous voyez la personnalité comme un mécanisme de défense nous permettant de fonctionner dans le monde alors que nous sommes dans le piège de l'ignorance ?

FL : Je vois la personnalité comme l'ensemble des caractéristiques distinctives, aussi bien physiques que psychologiques, propres à un être humain. Il n'y a rien d'intrinsèquement bon ou mauvais dans le fait d'avoir une personnalité. Il commence à y avoir un problème quand je crois que je suis cet ensemble de caractéristiques ou que je suis un objet, quelque chose de créé. Cette conscience invisible que nous avons d'être, ce qui est en train d'écouter et de comprendre ces mots en cet instant, je crois que c'est le corps-esprit. Le corps-esprit est fragile, il dépend de son environnement pour survivre et, en conséquence, toutes sortes de comportements et de patterns sont déclenchés par cette erreur originelle, la croyance que je suis un objet. C'est le péché originel, l'origine de tous les conflits à l'intérieur de la société et en nous-mêmes.

JL : La plupart d'entre nous vivons depuis longtemps avec cette erreur originelle, ce péché originel et croyons que nous sommes notre personnalité, ou du moins agissons comme si c'était le cas. La plupart de nos habitudes sont bien solidement ancrées et difficiles à changer. Un fois que nous avons réalisé que nous ne sommes pas notre personnalité, ne devons-nous pas entamer un processus de traitement de notre ignorance, couche par couche. Ou est-ce une perte de temps et notre état essentiel est-il déjà là ?

FL : Cela dépend de la motivation qui nous a poussés à entreprendre ce travail. Si notre but est d'avoir un meilleur ego, une meilleure personnalité, une personnalité éclairée, alors c'est une erreur et un gaspillage d'énergie. Si nous avons commencé par la compréhension que nous sommes de la conscience et non pas un objet, une personnalité ou un corps-esprit, si nous voulons que notre motivation coopère avec cette compréhension, qu'elle collabore au réalignement de l'entité corps-esprit avec la vérité, alors c'est une tout autre histoire.

Ce réalignement est fait dans un but de célébration et dans l'intérêt de la vérité. Ainsi, les rechutes dans l'ignorance pourront être évitées parce que nous commençons à partir de la vérité. Alors que si nous nous essayons d'améliorer notre ego qui est construit sur des fondations instables, sur une erreur, toute amélioration de cette structure sera aussi instable que les fondations.

JL : Si le but est de connaître la vérité mais que je suis encore plongé dans l'ego et l'ignorance, sans expérience directe de la vérité et en croyant simplement qu'il existe une vérité, alors ne suis-je pas coincé, obligé d'utiliser mon intellect, mon ignorance et ma personnalité comme moyens de définir cette vérité ?

FL : Au moins dans ce cas, le but est la vérité. Le but n'est pas une personnalité améliorée. Mais si le but est une personnalité améliorée, alors je perpétue l'ignorance. Si le but est la vérité, peut-être la trouverai-je. Mais si le but est d'être une meilleure personne, un meilleur individu, une personne plus heureuse, à un moment ou à un autre je serai obligé de renoncer au désir du corps-esprit d'accéder à la vérité. Ce n'est pas un processus graduel. C'est un insight. Il n'y a pas d'étape.

JL : Quel instrument pouvons-nous utiliser pour savoir si nous sommes réellement à la recherche de la vérité ou si nous nous enfonçons de plus en plus dans une sorte de fantaisie mensongère ?

FL : En nous interrogeant : "Qu'est-ce que je cherche ? Est-ce que je cherche la vérité pour la vérité, indépendamment de moi en tant que personne ? Ou est-ce que je cherche quelque chose pour cette personne que je crois être ? Est-ce que je cherche un avantage personnel ou est-ce que je cherche la vérité à mon propos ?" Ce sont deux choses totalement différentes. La vraie question est : "Quelle est la vérité à mon propos ?" Chercher un avantage personnel sans savoir pour qui ou pour quoi je recherche cet avantage ne fait que repousser la vraie question qui est : "Qui suis-je ou que suis-je ?" Cela revient à prendre la tangente et à perpétuer le moi que je crois être pour essayer d'être meilleur ou plus heureux…

JL : Même quand nous obtenons ce que nous désirons, nous réalisons que ce n'est pas ce que nous voulions vraiment et nous partons sur un nouveau projet, celui qui nous rendra "vraiment" meilleur.

FL : Et cela peut durer éternellement et nous nous perdons à la recherche de nouvelles découvertes dans un monde de diversité et de complexité.

JL : Indéfiniment.

FL : Indéfiniment, mais sans jamais être assouvi parce que la vraie question n'a jamais été abordée.

JL : Mon hypothèse est que les questions fondamentales sont très peu nombreuses. Peut-être n'y en a-t-il qu'une seule.

FL : Oui, cela se réduit à une.

JL : Donc quelle que soit la complexité initiale de notre questionnement, nous finissons avec une seule question.

FL : Oui. Toutes les autres questions sont des échappatoires, des moyens de fuir la seule question.

JL : Comment formuleriez-vous cette unique question ?

FL : Qu'est-ce que la conscience ? Que suis-je ?

JL : Fondamentalement, c'est la même question ?

FL : Oui, oui. Qu'est-ce que la vérité ? Qu'est-ce que la vie ? Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que le bonheur ? Toutes ces questions sont très proches les unes des autres et ne sont en fait qu'une seule question. Ce n'est pas la manière dont la question est formulée qui compte, mais plutôt vers où nous emmène notre énergie. Qu'est-ce qui nous intéresse ? Tant que notre énergie est orientée vers l'acquisition de quelque chose de personnel, ce n'est pas la bonne question.

JL : Est-ce que cela signifie que nous devons trouver un moyen de générer un intérêt pour la question fondamentale ?

FL : L'intérêt, l'intérêt authentique, n'est pas fabriqué. Si nous nous demandons à un moment donné ce que nous voulons en cet instant, si nous sommes totalement honnêtes dans le secret de notre esprit, nous penserons peut-être que nous avons envie d'une glace, ou que nous avons envie de sortir et de profiter du soleil, ou que nous avons envie de ceci ou de cela… Nous devons arriver à un moment où à chaque fois que nous demandons ce que nous voulons, nous répondons : "Je veux la vérité. Quoi qu'il arrive à ce corps-esprit, je veux la vérité. Même si cela signifie que ce corps-esprit va se dissoudre totalement dans le néant, cela n'a pas d'importance. Je veux la vérité." Ce type d'énergie est nécessaire à la poursuite de la vérité, mais pas à la recherche de quoi que ce soit de personnel.

JL : Ce type de changement paraît très difficile. Il s'agit de passer de l'intérêt pour sa survie personnelle à l'acceptation du fait de disparaître si c'est nécessaire.

FL : Oui, exactement. Bien que cela paraisse très difficile, nous n'avons en fait pas le choix parce que si je suis ce corps, je vais disparaître de toute façon. Ce n'est qu'une question de temps parce que dans ce corps, nous n'avons pas le choix de disparaître ou de ne pas disparaître. Si nous sommes intelligents, nous savons que nous n'avons pas ce choix. Le vrai choix est entre chercher et ne pas chercher. Qu'allons nous faire de ce temps qui nous a été imparti ? Comment allons-nous l'utiliser ? Beaucoup de gens pensent : "Faisons comme si ce corps-esprit était éternel et jouons le jeu ainsi." Ce qui est une erreur évidente. Ils repoussent la vraie question.

JL : N'est-ce pas Krishna qui dit à Arjuna que la chose la plus extraordinaire à propos de l'espèce humaine, c'est que personne ne croit qu'il va mourir ?

FL : Oui.

JL : Quand nous voyons que tout ce que nous essayons d'obtenir ne nous apporte qu'une satisfaction temporaire, cela ne crée-t-il pas une sorte de dégoût qui facilite notre renoncement à ces plaisirs transitoires et notre orientation vers la recherche de la vérité ? Pourquoi est-ce une telle lutte avec soi-même pour se consacrer à la recherche de la vérité ? De quoi avons-nous besoin pour provoquer ce changement d'attitude ?

FL : De la grâce. Le choix fondamental que nous avons à faire est d'aller vers l'absolu ou de rester ici dans l'ignorance. Notre liberté fondamentale est de faire un pas, un seul pas dans la bonne direction. C'est comme un bateau qui est sur la rive et qui doit être poussé pour atteindre le milieu de la rivière ; mais quand il est là, c'est le courant qui se charge du voyage. C'est l'impulsion initiale qui importe. Elle doit être authentique, une question authentique et une recherche authentique. Mais une fois que nous sommes au milieu de la rivière, elle nous emporte jusqu'à l'océan.

JL : Est-ce que cette impulsion initiale nécessite un effort ou est-ce qu'elle survient automatiquement quand nous sommes au bout du rouleau ?

FL : Peut-être est-ce le contraire d'un effort. Peut-être est-ce plus quelque chose qui est de l'ordre du lâcher prise. Dans mon cas, je me rappelle, j'ai été élevé dans un milieu matérialiste, nationaliste et agnostique. Dans ma famille, Dieu était un mot tabou que nous n'utilisions jamais. Un jour, alors que j'avais une bonne vingtaine d'années, j'ai touché le fond. Tout ce que j'avais entrepris professionnellement et intellectuellement, mes efforts pour bâtir une famille, tout était un échec. Alors, j'ai touché le fond et quand j'étais au fond de la dépression, j'ai prié. J'ai trouvé étrange de pouvoir prier. J'ai dit : "Mon Dieu, si vous existez, il est temps de vous montrer." Curieusement, c'est l'impulsion qui m'a amené au milieu de la rivière. C'est le premier pas qui est le plus difficile. Il doit être authentique. Il doit venir du plus profond de soi.

JL : Faut-il toujours commencer par toucher le fond ?

FL : Peut-être cela n'est-il pas nécessaire. Peut-être que tous les possibles existent dans le monde de la recherche de la vérité. Il est parfaitement possible qu'un enfant naisse avec un intérêt authentique pour le divin, qu'il ait un chemin facile, sans avoir à toucher le fond, parce que l'amour du divin était là, qu'il n'a pas été entravé par l'environnement et qui avait seulement besoin de finir son sadhana [Note de l'éditeur : mot sanskrit, arrivée au but de complétude et de perfection]. Tout est possible. Ce n'est pas nécessairement une souffrance.

JL : C'est bon à savoir, particulièrement pour ceux d'entre nous qui pensent que tant qu'il nous reste quelques ressources, quelques espoirs de bonheur, nous pouvons faire demi-tour avant de toucher le fond.

FL : Mais que signifie l'espoir ? L'espoir signifie qu'il y a espoir dans des objets. Dans ce cas, j'espère que la situation va changer. En d'autres termes, une personne qui vit dans une espérance de ce type est orientée vers les objets et non vers le divin. Elle est encore ignorante. Elle croit que son bonheur dépend de l'acquisition ou de l'évitement de certains objets et son espoir est focalisé sur la situation. Il n'y a là encore aucune maturité.

Mais il y a une autre possibilité, celle de quelqu'un né avec un intérêt sincère pour Dieu, pour le divin, un intérêt qui surpasse toute autre sorte de désir. Les désirs peuvent exister, mais ils sont en quelque sorte non pertinents : "D'accord, j'ai besoin de nourriture, j'apprécie un coucher de soleil, j'aime faire ceci ou cela, mais par rapport à mon amour pour l'absolu, tout cela n'est rien. Je donnerai tout cela sans difficulté pour Dieu." En fait, c'est ce qui arrive à ceux qui ont fait l'expérience de Dieu, si nous pouvons utiliser un tel mot. Cette expérience change radicalement leurs priorités et toute leur attention est alors consacrée à la présence. Les autres désirs pour des objets beaux ou délicieux ne sont pas éliminés, mais ils deviennent moins pertinents. Ils ne disparaissent pas, ce n'est pas nécessaire. Ils sont simplement mis à leur vraie place et sont une célébration de la vie. Rien n'est perdu.

JL : Il y a quelque chose qui n'est pas clair. Vous dites qu'à une vingtaine d'années, vous avez touché le fond au cours d'une dépression. Votre vie ne vous semblait alors guère avoir de sens et vous avez interpellé Dieu…

FL : S'il existe…

JL : … s'il existe. Ce que j'entends est que vous n'aviez alors pas d'amour pour le divin. À cette époque, vous sembliez demander une sorte de réconfort. Vous vous demandiez s'il existe ou non quelque chose comme la grâce, Dieu… Comment ce questionnement peut-il changer votre orientation et devenir de l'amour ? Est-ce quelque chose qui s'est développé progressivement en examinant vos pensées et vos émotions ou est-ce quelque chose qui est arrivé soudainement ?

FL : Dans mon cas, ce fut un premier pas vers l'ouverture à une nouvelle dimension. En quelques mois, certaines circonstances de ma vie, des événements fortuits m'ont mis sur la voie de la recherche de l'illumination, dont je n'avais pas entendu parler auparavant. À l'époque, je posais plutôt la question dans des termes issus du Christianisme, même si je n'étais pas chrétien. Trois mois plus tard, j'étais profondément impliqué dans une quête spirituelle.

JL : Que faisiez-vous ?

FL : Je lisais surtout les livres de Krishnamurti et des ouvrages sur l'Advaita Vedanta et sur le Bouddhisme Chan.

JL : Vous n'aviez pas d'enseignant alors ?

FL : Non. Les écrits de Krishnamurti étaient mon enseignant du moment. Ils ont été un catalyseur pour moi.

JL : Parmi les praticiens de la Méditation Transcendantale à la fin des années 1960, nous disions que Krishnamurti était un excellent enseignant pour ceux qui étaient très près de la réalisation de certaines vérités et qu'il pouvait amener à faire le dernier bout du chemin. Mais nous pensions qu'il ne possédait ni technique, ni méthode et qu'il n'était pas très utile à ceux qui étaient trop embourbés dans l'ignorance pour entendre son message.

FL : Dans mon cas, j'étais conditionné par le matérialisme et par le scientisme et je n'aurais pas pu lires les Upanishads [Note de l'éditeur : texte fondamental des écritures Vedanta] ou l'Ashtavakra Gita [Note de l'éditeur : texte de base de l'Advaita Vedanta] qui sont de la vérité pure sous une forme hautement concentrée. Cela aurait été trop fort pour moi. L'approche de Krishnamurti nous encourage à ne pas avoir de but, à suivre notre raison, à suivre notre intelligence, à suivre notre cœur. D'une certaine manière, c'était agréable pour mon ego à ce moment-là. Krishnamurti était un pont. C'était la vérité sous une forme suffisamment diluée pour que je puisse la digérer.

JL : Cela nous ramène à la personnalité et à des systèmes plus spécialisés comme l'Ennéagramme. Où que nous en soyons dans notre développement, nous devons partir de là pour aller vers la vérité, même si c'est depuis la plus grande ignorance. Par exemple, vous pouvez être gardien dans un camp de déportés à Auschwitz, vous pouvez souffrir, vous pouvez être malade ou avoir fait des choses horribles, mais qui que vous soyez, vous devez partir de là. Est-ce que cela signifie que chacun réagit différemment à différentes méthodes et doit trouver celle qui est la plus adaptée à sa condition ?

FL : Oui, si nous examinons nos vies, nous découvrons que chaque événement a contribué à nous amener où nous sommes maintenant. C'était exactement ce dont nous avions besoin à ce moment-là pour faire évoluer notre compréhension et avancer vers la vérité. La vie est un enseignant. Il n'y a pas de doute à propos de cela. Chaque événement, chaque circonstance correspond à ce dont nous avons besoin à cet instant-là.

JL : Mais dire cela implique que nous avons une sorte de boussole intérieure qui fait partie de notre nature. Par le simple fait d'être humain, nous nous trouvons poussés dans la direction de la vérité, même si cela se fait parfois de manière tortueuse ou étonnante.

FL : Oui, nous avons une boussole. Si nous sommes très honnêtes et que nous nous demandons ce que nous cherchons, nous voyons que la réponse est quelque chose comme le bonheur, la réalisation ou la paix. C'est vrai de tout être humain. Ancrée profondément en nous est la connaissance de ce que nous cherchons, sinon n'importe quoi pourrait nous satisfaire et nous rendre heureux. Pourtant ce n'est pas le cas ; en fait, la plupart des choses ne nous satisfont pas et nous continuons à chercher un bonheur qui nous échappe. Cette quête prouve que nous avons une connaissance innée du bonheur et de la paix et c'est notre boussole.

JL : Nous avons au moins une certitude de ce que le bonheur n'est pas.

FL : C'est exact, mais en même temps, définir le bonheur ne signifie pas que nous le connaissons. En fait, c'est comme quelqu'un qui entend un son une fois et, parce qu'il n'est pas Mozart, n'est pas capable de le retenir. Mais si quelqu'un joue un autre son, il est capable de dire : "Ce n'est pas celui-là." Et si quelqu'un joue le son initial, il dit : "Oui, c'est bien celui-là." Vous voyez ce que je veux dire ?

JL : Donc la boussole est notre mémoire ?

FL : Ce n'est pas la mémoire. Dans la métaphore précédente, c'est la mémoire, mais toute métaphore a ses limitations. Dans la réalité ce n'est pas la mémoire, mais l'expérience de notre vraie nature. Nous cherchons ce que nous sommes déjà. Essentiellement, nous sommes déjà ce que nous désirons ardemment.

JL : Est-ce que je reconnaîtrais ma nature essentielle si je tombais dessus ?

FL : La reconnaître est très simple. Comment la reconnaissons-nous ? Quand nous sommes heureux, nous savons que nous sommes heureux. Nous n'avons pas besoin que quelqu'un nous dise : "Regarde, tu es heureux." Cela nous serait complètement égal, parce que bonheur se connaît lui-même. Au contraire, si quelqu'un nous dit cela, cela diminue notre bonheur, le rend trivial, le désacralise. Nous avons cette capacité à chercher le bonheur et à le reconnaître quand nous le vivons. Nous savons quand nous sommes satisfaits. Nous savons quand nous sommes heureux. L'ignorance consiste à croire que le bonheur dépend des circonstances, de l'absence ou de la présence d'objets intérieurs ou extérieurs, grossiers ou subtils.

JL : Des objets, comme des relations, la santé, la sécurité ou des possessions, tout ce qui est habituellement associé à l'idée de bonheur ?

FL : Oui. Cela peut être dans le monde matériel ou dans le monde mental.

JL : Pourtant, nous avons une peur instinctive d'avoir à renoncer à quelque chose qui nous soutient, comme des relations, des amis ou de l'amusement. Nous craignons, si nous devenons illuminés ou si notre partenaire le devient, de n'avoir plus de temps l'un pour l'autre et d'être abandonné comme une vieille paire de chaussures. La peur de perdre ce qui est familier nous empêche de lâcher prise.

FL : Nous ne perdons que notre souffrance. Nous sommes attachés à notre souffrance. C'est la seule chose que nous perdons. Parce qu'une fois que nous avons perdu notre souffrance, si nous sommes heureux, pourquoi nous conduirions-nous de manière non aimante avec les gens que nous aimons ? Par exemple, pourquoi nous séparerions-nous de quelqu'un que nous aimons ? Nous serions ouverts. Mais peut-être que la personne que nous aimons trouverait intolérable de rester avec nous parce qu'elle serait confrontée à sa propre ignorance.

JL : Donc, cela pourrait être difficile pour la personne aimée qui instinctivement pourrait sentir qu'elle ne peut plus vous atteindre.

FL : C'est vrai.

JL : Les relations alimentées par la souffrance seront donc menacées ?

FL : Oui, il y a un moment de vérité. Les relations fondées sur l'ignorance éclatent quand l'ignorance disparaît. Les relations fondées sur la vérité demeurent quand la vérité apparaît.

JL : Dans les cercles de chercheurs de vérité, les ashrams par exemple, il y a souvent beaucoup de confusion à propos des relations. Les gens se mettent ensemble et se séparent. Ils cherchent, ils testent, ils essayent. Ils semblent que les relations y sont beaucoup plus instables que les relations conventionnelles qui adhèrent aux valeurs traditionnelles.

FL : Peut-être est-ce parce que les chercheurs de vérité vivent plus intensément et sont plus conscients du fait qu'ils ne cherchent pas le bonheur dans un objet. Pourtant, ils commettent encore cette erreur, mais ils ne restent pas longtemps parce qu'ils s'en aperçoivent plus rapidement et qu'ils avancent.

Quand j'avais presque trente ans, j'ai été stupéfait quand j'ai rencontré un ami qui était un chercheur de vérité depuis qu'il avait quinze ans. À l'époque, il avait vingt-deux ans. Il avait tout lu, il avait voyagé partout et était extrêmement intelligent. J'étais étonné de la somme d'expériences qu'il avait accumulées à vingt-deux ans. Il avait essayé toutes les drogues de l'univers et avait eu toutes sortes de relations ; il connaissait le monde entier. J'avais beau être plus vieux que lui, avoir étudié et avoir des enfants, je me sentais comme un gamin auprès de lui. Les gens qui sont des chercheurs de vérité bougent.

JL : Comme quelqu'un qui médite en essayant de maintenir son attention sur un mantra et qui découvre avec l'expérience que son esprit ne s'égare plus autant. Son attention revient plus vite, jusqu'à ce qu'elle soit presque stable.

FL : Oui, c'est semblable.

JL : Donc nous ressentons la vie quotidienne, les relations, l'argent, les choses matérielles de la même manière et vers la fin, il y a une sorte d'accélération de la vie.

FL : Oui, oui, il y a une accélération. Attention, cela ne signifie pas que les chercheurs de vérité ne peuvent pas avoir des relations profondes et durables. Cela signifie seulement que toute relation qui n'est pas fondée sur la vérité ne peut pas durer.

À suivre… le mois prochain