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Sénèque


Fabien Chabreuil

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Fabien Chabreuil

Bonjour à tous,

Au détour d'une conversation aujourd'hui terminée, la question de l'ennéatype de Sénèque a été abordée. Je recopie brièvement ce qui en a été dit à l'époque :

Quelqu'un a-t-il une idée de l'ennéatype de Sénèque ? 5 peut-être ?

J'ai des doutes à propos de l'ennéatype 5 pour Sénèque, malgré sa formidable culture et son intelligence. Avocat, sénateur sous Caligula, puis précepteur de Néron, le moins qu'on puisse dire est que Sénèque a été fort impliqué dans la vie du monde.

Dans sa jeunesse, il a pratiqué l'ascétisme avec tant de passion qu'il a mis sa santé en danger. Cela me fait penser au piège spirituel des types 1 et 8 vus dans le stage stage Essence.

Plus tard, sa vie publique lui a valu pouvoir et richesse dont il a profité , même s'il a affirmé "préférer modérer ses joies que réprimer ses souffrances" et dit : "Il y a de la grandeur à se servir de vaisselle en terre cuite comme si c'était de l'argenterie, mais il n'y a pas moins de grandeur à utiliser l'argenterie comme si c'était de la vaisselle en terre cuite. L'incapacité à supporter la richesse est la marque d'un esprit fragile."

Bref, pourquoi pas un type instinctif ?

 

La passionnante revue Books vient de publier dans son dernier numéro un article biographique de Sénèque. En voici quelques extraits — je conseille vraiment la lecture de l'article complet à ceux qui sont intéressés par ce sujet — :

Quelque temps auparavant, il s'était associé d'un peu trop près à un projet manqué de coup d'État. […] Après un bref interrogatoire, on ordonna à Sénèque de mettre fin à ses jours, ce qu'il fit à grand-peine : il se trancha les veines mais, étant donné son âge et sa maigreur, peu de sang s'écoula des plaies. Il demanda alors qu'on lui apporte la ciguë qu'il avait conservée en cas de besoin, mais la plante n'eut à son tour que peu d'effet. Sénèque mourut plus tard, quand ses esclaves le transportèrent dans une étuve dont la vapeur le suffoqua.

Tout au long de ce processus, le philosophe adressa des paroles rassurantes aux amis qui dînaient avec lui à l'arrivée des prétoriens. Il leur léguait, dit-il, le seul bien qui lui restait, mais le plus précieux : « l'image de sa vie » — imago vitae suae. Il prit également soin de dicter à ses secrétaires quelques ultimes pensées philosophiques, afin qu'elles circulent après sa mort. Dans ses dernières paroles, il offrit une libation à « Jupiter libérateur ».

[…]

Sénèque, malgré tous ses efforts pour suivre les méthodes habituellement considérées comme fiables, échoua presque face à la mort. Pour un philosophe ayant consacré une si grande part de ses écrits à la préparation au trépas (ce que rappelle le titre de la nouvelle biographie que lui consacre James Romm, « Mourir tous les jours »), sa prestation fut très médiocre quand son tour vint. Ensuite, à cause de la théâtralité ostentatoire que Sénèque conféra à sa propre agonie – alors même qu'il adhérait publiquement à la philosophie stoïcienne, qui exaltait avec intransigeance l'importance de la « vertu », dans la vie comme dans la mort. […]

Mais le trépas de Sénèque fut surtout une imitation outrancière de celui de Socrate : il dicta ses dernières pensées (comme dans le Phédon de Platon) ; il eut recours à la ciguë ; et il fit une ultime offrande aux dieux (une libation à Jupiter, cette fois-ci, et non, comme dans les dernières paroles de Socrate, un sacrifice à Asclépios). Pourtant sa mort n'est, au bout du compte, qu'une bien pâle copie de l'original. Comme le résume joliment Emily Wilson, dans « La mort de Socrate » : « Tout se passe comme si Sénèque, à force de vouloir apprendre de Socrate comment mourir, était devenu incapable de vivre cette expérience pour lui-même. L'étude théorique du sujet avait desséché son corps au point qu'il ne pouvait même plus saigner. »

[…]

Romm s'intéresse en particulier à l'expression imago vitae suae (« l'image de sa propre vie »), désignant selon Tacite le legs de Sénèque à ses disciples. Pour l'historien Roland Mayer, il faut voir ici une référence aux portraits [en latin, imago] qui ornaient les demeures des riches Romains, et qui étaient censés encourager les générations suivantes à imiter les exploits de leurs illustres prédécesseurs. C'est en effet très probablement l'un des sens de cette formule : Sénèque donnait un exemple positif, destiné à être ultérieurement suivi. Cependant, comme l'observe Romm à juste titre, « imago est un terme polysémique » et, de même qu'« image » en français, il peut aussi signifier « illusion », « fantôme » ou « apparence trompeuse ».

[…] Dans des termes choisis avec soin, Tacite nous explique que, durant les dernières heures de son existence, le philosophe continua à « façonner » une imago de lui-même – celle qu'il avait passé sa vie à polir, corriger et modifier pour lui donner mille formes différentes. Qu'on le veuille ou non, la personnalité de Sénèque a quelque chose d'insaisissable, voire de légèrement manipulateur.

[…]

Le contraste est tout de même révélateur et reflète les multiples identités de Sénèque, incertaines et souvent contradictoires.

[…]

Ces ambiguïtés concernant l'identité de Sénèque, ce qu'il représentait, ce à quoi nous le reconnaissons (et surtout, le degré d'admiration ou de déception qu'il nous inspire) émaillent toute l'histoire de sa vie.

[…]

Sénèque, pour sa part, passa l'essentiel de sa vie dans la pénombre dangereuse de la cour impériale. Le stoïcisme pur et dur qu'il professait, prônant un idéal de vertu sans tache, ne l'empêcha pas de participer aux intrigues de la cour, ni de développer un certain goût du luxe. Il noua certainement des liens avec les sœurs de l'empereur Caligula, et c'est officiellement pour avoir commis l'adultère avec l'une d'elles, Julia Livilla, qu'il fut exilé en Corse au début du règne de Claude […]. Sénèque ne fut rappelé à Rome que près de huit ans plus tard […]. On le chargea alors de l'instruction de Néron, le fils de Claude – une tâche qui, avec le recul, nous semble peu enviable.

Quand le nouvel empereur monta sur le trône, en 54, Sénèque fut d'abord l'un de ses plus proches conseillers et rédigea ses discours. […]

Cependant, de l'avis général, Néron se montra vite difficile à manier : quelques discours élégants ne suffirent bientôt plus à gérer ses relations avec le sénat, ainsi qu'avec les courtisans et officiers plus honnêtes. Difficile de savoir, cependant, si Sénèque continua de « prêter » son éloquence à l'empereur plus longtemps qu'il ne l'aurait souhaité, notamment pour l'aider à dissimuler certains de ses crimes les plus atroces. Après avoir vu Néron commanditer l'assassinat de son propre beau-frère, Britannicus, de sa mère Agrippine et de sa belle-sœur et épouse Octavie, Sénèque jugea préférable (moralement, mais sans doute pas seulement) de prendre quelques distances avec la cour. […]

Les contradictions de sa carrière sautent aux yeux, et elles ont plongé dans l'embarras bon nombre d'observateurs, dans l'Antiquité comme aujourd'hui. Elles soulèvent entre autres la question de savoir comment Sénèque conciliait son implication étroite dans le jeu politique brutal de la cour romaine avec les principes élevés de sa philosophie morale.

Comment ce philosophe authentiquement stoïcien, qui exaltait avec tant de vigueur, dans ses écrits, l'importance de la vertu en politique, pouvait-il accommoder sa conscience au rôle de bras droit de Néron qu'il s'était choisi ? Ou, pour le dire autrement, comment un homme qui dénonçait la tyrannie pouvait-il être le précepteur d'un tyran ? Les subtils historiens modernes, nous dit Wilson, se sont généralement gardés de taxer le penseur d'hypocrisie. Une telle accusation reviendrait, écrit-elle, à appliquer des « normes simplistes et anachroniques relatives aux rapports qu'entretiennent la vie et l'œuvre d'un auteur ». Pour être honnête, « hypocrisie » est pourtant bien le terme (peu subtil, certes) qui nous vient à l'esprit, comme c'était déjà le cas il y a deux mille ans.

Le personnage de Sénèque n'était pas seulement problématique sur le plan des relations entre théorie et pratique politique ; il y avait d'autres questions embarrassantes, à commencer par sa fortune. Les stoïciens étaient réputés indifférents aux richesses, et Sénèque tint souvent un discours radical à ce sujet, louant la pauvreté comme un bien philosophique. Pour les stoïciens, c'était la vertu elle-même (et certainement pas les espèces sonnantes et trébuchantes) qui devait constituer le véritable objectif. Or on estimait généralement, à l'époque, que le philosophe avait exploité sa position élevée à la cour pour amasser une fortune immense.

[…]

Il est toutefois difficile de ne pas reconnaître le versant cupide de sa personnalité dans les traits de l'homme d'affaires bourgeois du buste à deux faces. Un visage formant un contraste peu flatteur avec celui de Socrate, véritablement austère, qui lui fait pendant.

Une question plus délicate est de savoir, au-delà de chaque œuvre prise séparément, quelles leçons nous devons tirer de l'ensemble de ses écrits, et à quel point leurs contradictions sont tolérables. […]

Sénèque pouvait aussi, comme nous le raconte Tacite, écrire l'éloge funèbre rendu par Néron à Claude, louant la sagesse et le jugement de ce dernier, puis composer, l'instant suivant, une satire ravageuse contenant tout son mépris envers ce même empereur – maladroit, boiteux et bègue – et moquant ses prétentions au statut divin. Un trait généralement considéré comme l'indice d'une certaine hypocrisie.

[…]

Comme [Wilson] le souligne fort justement, « la question la plus intéressante n'est pas de savoir pourquoi Sénèque n'a pas réussi à mettre en pratique ce qu'il enseignait, mais pourquoi il le prônait […] étant donné la vie qu'il menait ».

[…]

À la cour impériale, telle qu'il l'analyse avec cynisme, personne ne pense ce qu'il dit, ni ne dit ce qu'il pense. La survie de chacun est même fonction de sa capacité à dissimuler et à travestir ses vrais sentiments, à jouer un rôle plutôt qu'à être soi-même.

Comme le montrent Romm et Wilson, il est très difficile de dévoiler le « vrai » Sénèque. La première personne est fréquemment employée dans l'ensemble de son œuvre, mais ces « je » sont encore plus performatifs qu'il n'est d'usage dans les textes autobiographiques. Même les ouvrages les plus privés du philosophe, écrit Wilson, sont « des performances publiques composées avec minutie […]. Les œuvres littéraires de Sénèque jouent de manière fascinante avec le désir qu'éprouve le lecteur d'obtenir des détails sur le vécu de l'auteur ». Et c'est précisément la raison pour laquelle Tacite leur accorde de l'importance. Sénèque était à ses yeux le courtisan impérial « parfait ». Pour lui (comme pour Octavie), l'hypocrisie et la dissimulation étaient devenues un mode de vie. L'ironie est ici que cela n'évita ni à l'une ni à l'autre une mort pénible. Comme la dissimulation, la philosophie se révéla au bout du compte inutile.

 

Et si Sénèque était un 3 ?

Très amicalement,
Fabien

Source : Mary Beard, "Sénèque, philosophe en eaux troubles", Books, N° 66, Juin 2015, p. 68-73.

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Bonjour Fabien,

Merci pour ce passionnant article. Ce n'est pas si simple de trouver de telles synthèses.

Sur cette base, l'ennéatype 3 semble en effet bien argumenté, et je ne vois pas d'autre piste pour l'instant.

Mary Beard a dit :

Tels sont donc les contrastes, conflits et ambiguïtés qu’affrontent Romm et Wilson. Quel espoir avons-nous donc de parvenir à une compréhension cohérente de Sénèque ?

J'aime bien quand justement l'ennéagramme, en s'intéressant à ce qui sous-tend les comportements, permet de retrouver une cohérence difficile à voir en surface.

Très amicalement,

Jérôme

Jérôme E9 mu, aile 1, C =/- S -/+ X =/+

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